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GNOSTIQUES ET GNOSTICISME

M. de Faye vient de publier une seconde édition de sa grande étude Gnostiques et Gnosticisme (1). La première datait de 1913. Le succès que cet ouvrage, pourtant austère, a obtenu montre assez son importance, comme aussi l'intérêt qui s'attache aujourd'hui aux questions qu'il agite. Il constitue d'ailleurs le seul travail d'ensemble qui existe chez nous sur les gnoses archaïques au milieu desquelles la théologie chrétienne s'est lentement formée. C'est par lui que les profanes se feront initier aux arcanes de la Pistis Sophia ou de la théosophie valentinienne. Aussi convient-il d'en étudier de près les idées directrices et les conclusions essentielles.

A ce double point de vue, la seconde édition ne fait que continuer la première. Si l'on excepte un << aperçu bibliographique > qui a été introduit à la fin et qui gagnerait à être plus complet, la seule nouveauté importante consiste dans un chapitre inaugural où l'auteur montre comment se pose le « problème » du gnosticisme, à seule fin d'expliquer qu'on ne peut que s'égarer en le traitant autrement qu'il n'a fait.

On sait quelle est sa méthode. Nous ne disposons, dit-il, au sujet des diverses gnoses, que d'informations très disparates et souvent fort médiocres. Nous ne pouvons avancer avec quelque assurance qu'en nous appuyant sur les informations authentiques de vrais gnostiques, plutôt que sur celles de leurs contradicteurs, et en nous fiant à celles des grands maîtres plutôt qu'à de vulgaires épigones. Suivant cette règle, M. de Faye cherche d'abord à reconstituer la doctrine de Basilide, de Valentin, de Marcion,

(1) Paris, Geuthner, in-8, 546 p.

ainsi que de leurs principaux disciples, et il y voit l'œuvre de chrétiens instruits qui édifient, sur la base de la tradition évangélique, une philosophie morale et religieuse souvent très remarquable. Il analyse ensuite le contenu général des textes anonymes, Pistis Sophia et Livres de Jeü, que nous ont fait connaître certains manuscrits coptes et il y dénonce une méconnaissance radicale de ces anciennes gnoses, qui se sont progressivement matérialisées et ne s'adressent plus à des écoles philosophiques mais à des sectes de mystagogues. Il relègue enfin dans la dernière partie du livre les groupes qui nous sont seulement connus par les rapports des hérésiologues et il s'attache à montrer que nous ne savons d'eux à peu près rien de sûr, qu'on est donc forcé d'en faire pratiquement abstraction, si l'on veut ébaucher l'histoire proprement dite du gnosticisme.

Ces conclusions me paraissent très contestables, comme la méthode même qui les a inspirées. Une comparaison très simple montrera quelle réserve s'impose à leur sujet. Supposons un étudiant en théologie, un séminariste, qui, voulant se former une idée exacte d'Auguste Comte et ne possédant point ses œuvres, rejetterait comme trop tendancieux et inexacts tous les rapports fournis sur lui par les historiens de la philosophie, et ne voudrait se le représenter que d'après les citations qu'il pourrait relever dans l'Utilisation du positivisme et autres œuvres apologétiques de Brunetière. Ces citations, si exactes soient-elles, lui donneraient un portrait non seulement très vague mais encore systématiquement faussé et en somme beaucoup moins ressemblant que celui qu'il eût pu dégager, avec quelque critique, d'une histoire de la philosophie, même médiocre et très partiale. M. de Faye se met dans une situation analogue, en écartant de parti-pris tous les renseignements fournis sur les Gnostiques par ceux des anciens auteurs ecclésiastiques qui ont traité ex-professo de leurs doctrines.

En fait, les indications qui nous viennent des premiers hérésiologues sont beaucoup moins fantaisistes qu'il ne le donne à entendre. Assurément on ne peut les accepter sans réserve. Une

critique minutieuse s'impose à leur égard. Mais, si elle en doit écarter tout ce qui montre l'ignorance du sujet ou l'esprit de parti, elle est bien obligée de reconnaître aussi que beaucoup de détails paraissent puisés à bonne source et n'ont pas dû être inventés. A ce propos, on peut être étonné de voir M. de Faye rejeter comme purement << légendaires >> les rapports de très anciens témoins concernant la mythologie de la secte simonienne, alors qu'il accepte sans hésitation leurs propos diffamatoires contre les gnostiques licencieux ». On sait combien, de tout temps, les orthodoxes ont été portés à taxer d'immoralité toute hétérodoxie. Par contre on ne voit pas pourquoi les hérésiologues auraient imaginé le système simonien. Celui-ci, pour M. de Faye, n'est qu'un décalque de gnoses plus tardives, parce qu'il leur ressemble trop sur des points essentiels pour être original. Mais pourquoi ne seraient-ce point ces autres gnoses qui se seraient modelées sur lui? Pourquoi ne pas croire sur ce point Irénée ? Son témoignage offre d'autant plus de garantie qu'il ne fait, selon toute apparence, que reproduire celui qui se lisait, dès le milieu du Ie siècle, dans le traité contre les hérésies du samaritain Justin.

Venons aux textes empruntés aux << grands gnostiques » qui peuvent nous servir à reconstituer leur doctrine. Ils sont assurément fort précieux, mais combien peu nombreux ! Tous se réduisent à quelques courtes phrases qui, détachées de leur contexte, risquent fort d'être détournées de leur sens primitif. Ils ne sont arrivés à nous que par des citations de théologiens fort éclectiques qui cherchent à justifier la croyance commune de l'Eglise par le témoignage des gens du dehors. Leur choix est donc très tendancieux et ne représente que l'aspect le moins caractéristique de la Gnose, celui par lequel elle s'accorde avec les doctrines courantes. Autant on aurait tort de les négliger, autant il est imprudent de vouloir tout ramener à eux. Avec cette dernière méthode, M. de Faye en arrive à se représenter Basilide et Valentin comme des moralistes chrétiens très raisonnables, précurseurs de Clément d'Alexandrie et d'Origène, parce que c'est à Origène et à Clément que ses informations sont empruntées. Mais il ne le fait qu'en

rejetant les affirmations très nettes de critiques plus anciens, qui, traitant directement et assez longuement de ces mêmes Gnostiques, leur attribuent une mythologie complexe et très hétérodoxe, étroitement apparentée à toutes les autres Gnoses. La fin de non-recevoir qu'il oppose à ces premiers témoins est d'autant plus surprenante que les textes sur lesquels il s'appuie, si l'on fait abstraction du commentaire qu'en donnent les rapporteurs Alexandrins, ne contredisent aucunement l'exposé général des hérésiologues et s'expliquent bien mieux au contraire par lui. Tel fragment de Basilide cité par les Acta Archelai, dont M. de Faye se débarrasse au cours d'une note, mais sans motif valable, nous fait même entrevoir une théologie très nettement hétérodoxe et étroitement apparentée à celle qu'exposera Mani.

Si l'on tient absolument à ne se fier qu'à des textes gnostiques, on doit les prendre tous. Il faut aussi, en bonne logique, mettre au premier rang non pas des phrases détachées arbitrairement par des auteurs ecclésiastiques mais les écrits qui nous ont été conservés en entier. On est surpris de voir M. de Faye accorder si peu d'importance à la Pistis Sophia et aux Livres de Jeü. Il ne peut objecter que leur rédaction n'est pas antérieure au Ie siècle, car lui-même se défend de vouloir suivre dans son exposé un ordre chronologique. D'ailleurs la mythologie touffue qui s'y déploie remonte bien au-delà de la date indiquée. Irénée en donne déjà des échantillons curieux à propos de sectes anonymes d'un caractère très archaïque. Le gnosticisme apparaît ici non pas comme un système philosophique qui s'enseigne à la manière du platonisme mais comme une religion vivante professée dans le mystère par une communauté d'initiés. Il est bien plus facile de concevoir comment d'un milieu de ce genre sont sortis des docteurs tels que Basilide, Valentin et Marcion que d'expliquer comment les écoles de ces maîtres auraient produit plus tard des sectes si bizarres.

D'autres Ecritures gnostiques ont aussi une grande importance. Au premier rang devraient venir celles des Mandéens, ou Sabéens, en particulier le Livre de Jean et la Ginza, dont M. Lidzbarski

vient de donner en allemand une traduction très soignée. M. de Faye n'en dit rien. Pourtant les Mandéens sont incontestablement des gnostiques. Leur nom même vient de « manda » qui veut dire la << gnose »>. Ils remontent très haut et M. Lidzbarski établit que leur secte, qui subsiste encore au confluent du Tigre et de l'Euphrate, existait en Palestine avant la ruine de Jérusalem et dès le temps de l'indépendance juive. Leurs livres sacrés, en la forme où ils nous sont arrivés, ne remontent assurément pas si haut, mais ils contiennent des éléments très archaïques, qui mériteraient d'être étudiés de près.

Les Ecritures manichéennes ne devraient pas davantage être exclues d'une revue générale des documents gnostiques. M. de Faye n'en aborde pas l'examen. Il reconnait pourtant que j'ai eu raison de considérer le manichéisme comme une forme nouvelle et particulièrement importante du gnosticisme. A ce propos il se demande même à quelle secte gnostique on peut le rattacher et il regrette que je ne me sois pas posé cette question. Pour lui les « élucubrations de Manès» ont plutôt des rapports avec << les imaginations et les rêveries fantastiques des gnostiques coptes ». Le problème n'est pas à résoudre à vue de nez, sur des indices aussi vagues. J'ai déjà montré (Ecr. man., I, 18-22) que la tradition manichéenne en fournit elle-même la solution. D'après l'historien arabe An-Nadim, qui s'en est fait le rapporteur, Mani fut élevé chez les « Moughtasilas » ou Sabéens, qui étaient établis dans la région de Bassora et qui se réclamaient d'Elxai ou Elchasaï. Il en sortit de bonne heure pour professer une doctrine nouvelle et plus rigide, qu'il se mit à prêcher dès sa 25me année, « cent ans ans environ après Marcion et soixante-dix après Bardesane ». Ce seul rapprochement suffit à montrer que dans son Eglise on le mettait en rapport avec ces deux maîtres. Lui-même discutait leurs théories en homme qui les avait longuement étudiées. Un chapitre de son Trésor était consacré à la doctrine marcionite. Dans trois autres sections de son livre des Mystères, il répudiait certaines thèses bardesanites. Le soin même qu'il mettait à marquer ces limites montre qu'il se tenait sur un terrain voisin.

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