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et sans voir tomber près de soi quelques petites pierres ». J'ai pu cependant y circuler moi-même sans grande difficulté ; ou y a insulté, à voix basse, très grossièrement, mon compagnon de voyage, mais c'est tout. J'étais, je pense et on me l'a dit à Rabat, tombé sur un bon jour. Quant aux idées extraordinaires que les indigènes se font des chrétiens, et dont M. Doutté donne plusieurs exemples, j'en citerait une qui vaut la peine d'être mentionnée. De passage à Safi, j'entendis parler d'une Europénne, Mme X., remarquable écuyère et très habile chasseresse. <«< C'est une femme du pays de Moscoba (la Russie), disaient les gens du pays; là-bas les femmes font deux enfants par an ».

L'auteur est quelque peu sceptique sur les déclarations faites à des Européens par des Marocains désirant la venue, au Maroc, des Européens et spécialement des Français; il a peut-être raison. Et cependant je ne puis m'empêcher de croire à la sincérité de certaines déclarations de ce genre que j'ai moi-même entendues elles étaient si franches et fondées sur de si judicieuses raisons, que je ne me sens pas le droit de les suspecter. J'ai d'ailleurs, je l'ai dit et écrit à mainte reprise, une opinion très favorable aux Marocains, opinion que je me suis formée dans mes rapports avec eux. Aussi je trouve trop absolu ce que l'auteur raconte au sujet du salut indigène; le es-selâm musulman m'a été plusieurs fois adressé. Quant aux titres donnés aux Européens, il est très exact de diré qu'au Maroc le mot sidi n'est jamais appliqué aux chrétiens; il est vrai que ce terme a surtout, dans ce pays, un sens religieux. Quant à mon expérience personnelle, j'ai souvent été appelé kounsoul, bien que je ne fusse pas un consul, rarement tâjer (marchand), terme d'un emploi très fréquent à l'égard d'un Européen, négociant ou non ; j'ai même été, une fois, qualifie de « derviche » par un musulman avec lequel j'avais voyagé et qui avait un grand respect pour moi. Je crois en conséquence, que sur ces questions de saluts et de titres, il ne faut pas établir de règles générales l'expérience individuelle est variable sur ces points.

Le Maroc a été souvent le théâtre de soulèvements de tribus et pour châtier les rebelles, le Makhzen a souvent usé de la déportation, c'està-dire du déplacement des tribus. Aussi l'auteur a-t-il bien raison de dire que ces déplacements, joints aux morcellements de tribus devenues trop grandes pour subsister sur leurs territoires primitifs, ont fait des groupes sociaux de ce pays l'écheveau le plus brouillé que l'on puisse imaginer.

L'auteur consacre de nombreuses pages à la question des saints et à

celle des kerkoûr. Ces pages sont parmi les plus intéressantes du volume.

Le Maroc est le pays des saints, qu'on désigne habituellement par le titre de Sidi; les saints dont les noms sont connus sont très nombreux et leurs tombeaux sont visités par une foule de pèlerins, qui viennent leur demander leur intercession souveraine. Mais ces saints authentiques, je veux dire identifiés, ne suffisent point à la piété superstitieuse des Marocains; il leur faut encore des saints anonymes, auxquels on donnera, par exemple, les noms de : « le connu, l'étranger, le caché, le patron du chemin », etc. J'ai gardé de certains de ces tombeaux sacrés un souvenir extraordinaire, surtout de ceux que j'ai rencontrés sur le bord de l'Atlantique; la situation du mausolée, le paysage sauvage ou pittoresque, son isolement sur une plage déserte (Sidi Bou Mkhaith) ou près d'une lagune étrange (Sidi Bou Selham), leur donnaient un charme que rien n'a pu effacer dans mon esprit. Quelles richesses de superstitions attachées à ces tombeaux et à leurs environs! Et avec quel soin et quelle hâte pieuse tout à la fois le musulman, à l'approche de ces sanctuaires vénérés, noue, s'il en rencontre, les branches flexibles du rtem ou genêt à fleurs blanches!

L'auteur fait, avec raison, une étude approfondie des kerkoûr (ou karkór), tas de pierres, ayant une signification religieuse, qu'on rencontre fréquemment au Maroc. Le mot kerkoûr vient de la racine. kerker, casser en gros morceaux, amasser, entasser. Le kerkoûr est le tas de cailloux sacré auquel le voyageur ajoute sa pierre en passant. La question de l'origine et de la signification de ces monuments étranges est complexe. M. Doutté expose les diverses explications et théories qui ont été proposées, mais en fait adopte celle de Frazer: le transfert du mal (fatigue du voyage, maladie, etc.) dans une pierre, que l'on jette loin de soi, pour éloigner le mal de soi. Que cette interprétation soit applicable aux kerkoùr, nous le croyons. Mais nous estimons qu'il faut se garder de limiter à une seule théorie l'exégèse du kerkoûr. La théorie de Frazer convient surtout aux origines et aux peuples non-civilisés. Mais la théorie de l'offrande s'applique mieux, à l'époque actuelle, au Maroc, à un grand nombre de cas la pierre, propriété de celui qui la dépose, par conséquent représentant du fidèle, dans le lieu saint, établit un lien entre celui qui l'offre et le sanctuaire (car le kerkoùr en est un) auquel elle est offerte. Dans d'autres cas, l'explication juridique ou telle autre théorie conviennent mieux. Il faut tenir compte aussi de l'observation que nous avons faite nous-même à mainte reprise au

Maroc, à savoir que les kerkour sont souvent placés sur le point d'où l'on aperçoit pour la première fois un tombeau de saint. Le kerkour est alors l'entrée du territoire béni où se trouve la tombe sacrée. Ce fait est si fréquent dans la montagne et dans la plaine, qu'il ne saurait être accidentel, ni être confondu avec le jet de la pierre, pour éloigner la fatigue de la route, au col péniblement atteint.

Au sujet d'Azemmoùr, ville interdite aux chrétiens, dit-on, je puis confirmer l'expérience de M. Doutté comme lui, j'y ai séjourné deux jours dans une maison que le caïd avait mise à ma disposition; le gouverneur de cette ville a été pour moi d'une très grande bonté; je tiens à le répéter ici.

Les observations de l'auteur sur le peu de pudeur des Marocains et sur la dissolution des mœurs dans ce pays sont très exactes; c'est un thème que nous pourrions richement illustrer.

Ce que l'auteur dit aussi de la «< protection consulaire » est tout à fait vrai. Il l'appelle un « nouveau genre de déprédation » et il n'a pas tort de porter ce jugement sévère sur ce qui constitue une iniquité flagrante commise sous l'égide des puissances européennes. On sait d'ailleurs ce qu'en pensent les indigènes qui en profitent: « J'ai un bon chien de mécréant pour me garder de mon caïd ».

Nous attirons l'attention du lecteur sur les pages que l'auteur consacre au travail des femmes ; les chants de travail qu'il a recueillis sont fort intéressants.

Le géologue trouvera des renseignements très exacts et très spéciaux sur la géologie du plateau marocain, le plateau subatlantique (le Vorland de l'Atlas de Th. Fischer), et l'analyse des tirs, nom donné à des terres d'une fertilité exceptionnelle, terres très argileuses, d'une couleur noire tirant parfois sur le bleu.

L'archéologue aura beaucoup à apprendre dans le volume de M. Doutté: ruines d'El Mdina, de Bou l'Aouân, etc.

Le Jbel Lakhdar (la montagne Verte), près de laquelle on passe, en se rendant de Mazagan à Merråkech, a de tout temps été une montagne sainte. L'auteur, qui n'a pas eu le temps de la visiter, se demande s'il y a encore des ermites sur la montagne, comme l'ont affirmé, sans le vérifier d'ailleurs, plusieurs voyageurs, ou s'il n'y a plus là qu'un souvenir du passé. Cette question intéressante est tranchée par la relation de voyage de Mme G. Auer (Marokkanische Sittenbilder, Bern, 1906, 33 ss.) qui a vu les saints personnages, « une douzaine de vieillards, hommes et femmes, très sales et en loques », auxquels les musulmans,

p.

qui accompagnaient l'Européenne, témoignèrent les marques du respect le plus profond et le plus superstitieux.

Il faudrait pouvoir tout citer dans l'ouvrage de Doutté, car tout y est intéressant et traité avec une compétence remarquable: ethnographie des Doukkala, parures et vêtements (étude importante sur le Haik), fauconnerie, etc.

En parlant des ruines de Guerrando, l'auteur déclare qu'il ne sait trop pourquoi l'on veut faire venir ce nom du portugais, langue dans laquelle il n'aurait aucun sens applicable, et il propose de l'identifier au nom arabe de localité Kerrànta. Nous ne saurions accepter cette étymologie. La terminaison ando est caractéristique du portugais, et Guerrando doit être considéré comme dérivé du verbe guerrear, combattre. Guerrando signifie combattant, et cette appellation convient fort bien à un poste avancé en pays ennemi. La difficulté n'est pas, selon nous, dans l'origine du mot, mais dans l'absence, jusqu'à présent du moins, de document établissant la pénétration des Portugais jusqu'en ce point; il ne faut pas oublier d'autre part que Guerrando est une position stratégique de premier ordre sur la route de Merrakech, et que des envahisseurs n'ont eu garde d'en négliger l'occupation dans une incursion rapide à l'intérieur.

Si nous ne craignions pas de dépasser les justes limites assignées à un compte-rendu, nous étudierions encore avec l'auteur : les jeux marocains, les lamentations funèbres, les Zkara, les fêtes solaires et agraires, les rites de la pluie, etc. Mais cet examen nous mènerait trop loin.

En suivant page après page, comme nous l'avons fait, l'auteur de Merrakech, nous croyons avoir donné une idée exacte de la richesse d'observations et d'études renfermée dans son ouvrage, et par là signalé, comme il le méritait, ce remarquable travail aux lecteurs de cette.

Revue.

Les dernières lignes du volume nous font entrer dans la capitale de Merrakech par la porte de Bâb el Khemis : « La vue de cette porte massive, dit l'auteur, cintrée, basse, obscure, est une des plus fortes impressions que j'ai ressenties; en pénétrant dans son couloir coudé, encombré d'une foule grouillante et de groupes de mendiants, qui implorent le passant d'une voix nasillarde, on a la sensation d'ètre violemment rejeté en arrière de plusieurs siècles et de pénétrer, comme en un rève, dans un monde entièrement différent du nôtre ». L'impression que j'ai moi-même ressentie, en décembre 1900, en traversant Bab el

Khemîs, a été identique : aucune ville au monde ne m'a paru aussi extraordinaire que Merrâkech.

ÉDOUARD MONTET.

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A. DEBIDOUR. L'Eglise catholique et l'Etat sous la troisième République (1870-1906). Tome Ier, 1870-1899. Paris, Alcan. Bibliothèque d'histoire contemporaine. Un vol. in-8, X1-468 pp. Prix 7 francs.

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Cet ouvrage est la suite et le complément de celui que l'auteur a publié en 1898, sous le titre d'Histoire des rapports de l'Église et de l'État en France de 1789 à 1870. Le tome Ier, encore seul paru, se divise en deux parties, caractérisées par des titres empruntés à la langue des amis de l'Eglise la période de l'ordre mora! (1870-1879) et celle des Lois scélérates (1879-1887).

On pourrait croire qu'il est bien tôt pour écrire cette histoire. Mais les communications officielles sont si nombreuses, les différents partis dans leurs incessantes controverses, ont été obligés d'expliquer si souvent leur position et de la justifier par des preuves; tant de biographies, de correspondances et de mémoires ont été publiés, que ce ne sont pas les informations qui manquent. La difficulté est d'éviter la partialité. Cependant, l'obstacle n'est pas insurmontable. Il suffit, pour le vaincre, de suivre une méthode rigoureusement chronologique; d'avancer pas à pas en s'efforçant d'expliquer l'enchaînement de tous les faits, et enfin d'alléguer continuellement ses sources. Si, malgré ces précautions, il arrive que l'historien se trompe, le lecteur peut du moins découvrir facilement le motif de son erreur, la corriger et acquérir l'assurance que de nouvelles publications pourront éclairer davantage certains détails du récit, mais ne s'écarteront guère, sur aucun point essentiel, des données qui lui ont été fournies.

C'est précisément le programme que s'est tracé M. Debidour, et son œuvre, dans ses grandes lignes, permet au lecteur de se faire une connaissance très sûre de ce récent passé. On peut seulement regretter que son livre ressemble moins à un livre d'histoire qu'à un réquisitoire. Comme un parfait réquisitoire l'ouvrage est lumineux, bien divisé, justement équilibré dans ses développements. Il est démonstratif par l'abondance et l'heureux choix des documents. Il est éloquent, d'une éloquence qui rappelle celle de Waldeck-Rousseau et de Paul Bert.

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