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de la formation des classes patricienne et plébéienne, repose sur l'idée que deux races ou deux civilisations différentes se sont en quelque sorte accouplées. Pourquoi n'en aurait-il pas été ainsi de la Chine? Par bien des traits, en effet, les groupements urbains chinois s'opposent aux organisations rurales comme une civilisation à une autre. Là, on trouve la famille patriarcale et agnatique, ici la filiation et la parenté plutôt utérines. A la ville, les femmes, enfermées dans le gynécée, sont exclues de la vie publique et religieuse. A la campagne, leur situation ou leur rôle est au moins égal à celui des hommes. Les paysans préfèrent la gauche, et les nobles la droite. Ils ont des cosmologies antagonistes, des arithmétiques différentes. La maison des paysans, en terre et pisé, dérive des anciennes habitations souterraines. La maison des villes, faite de poutres et de charpentes, et surélevée, semble un type exotique d'habitation, importé parmi des cultivateurs sédentaires par des nomades chasseurs ou éleveurs de bétail. L'opposition entre la ville et la campagne résulterait donc de ce que deux peuples, l'un conquérant, l'autre indigène, vivent de puis longtemps côte à côte, sans se pénétrer ni se confondre. Mais M. Granet ne croit pas que cette théorie, féconde peutètre ailleurs, explique suffisamment la structure et les coutumes de la Chine féodale. Il inclinerait vers un autre système, plus logique, pense-t-il, et mieux conforme aux faits. Pourquoi ne pas admettre qu'un ensemble primitivement homogène de population s'est divisé en deux groupements, dont les uns (les villes féodales) ont seulement évolué plus vite que les autres (les groupes paysans)? En effet, en même temps que des différences, il y a une réelle solidarité entre les nobles des villes et les paysans. Ceux-là s'opposeraient plutôt aux artisans et aux marchands qui, dans les villes, forment un groupe relativement autonome. Mais le prince inaugure par un labourage le travail des champs. Habitants des villes et des campagnes ne sont point séparés par quelqu'esprit de caste. On découvre d'ailleurs, au sein des institutions patriarcales de la noblesse, bien des traces d'un autre régime domestique voisin du régime paysan. Les nobles vénèrent la Mère de la race

plus encore que le Héros fondateur. Les fils nobles prennent leur épouse de préférence dans la famille de leur mère. Le groupe agnatique, distribué par générations alternées, semble divisé en deux parties, comme la tribu qui enveloppait les clans primitifs. L'organisation noble, en somme, « dérive très probablement d'une organisation communautaire imprégnée de droit maternel >> (1).

Ainsi, M. Granet inclinerait, quand il examine les faits chinois, à en rendre compte par ce qu'on appelle quelquefois la théorie de l'évolution les institutions féodales seraient sorties du régime des clans, et n'auraient pas été importées ou introduites du dehors. Seulement, pour fonder cette thèse, il s'en rend bien compte, encore faudrait-il que nous eussions quelque moyen de connaître les conditions dans lesquelles la Chine se trouvait, au début des Seigneuries. Or les documents chinois (classiques, ou recueils d'histoires de toute nature, orthodoxes ou non orthodoxes) ont été à tel point mutilés, remaniés et déformés par la critique chinoise, au nom d'un rationalisme étroit fondé lui-même sur la tradition des lettres, qu'ils ne permettent, pense M. Granet, de reconstituer ni une légende, ni une figure, ni une suite chronologique d'événements. L'historien n'en peut rien tirer (2).

Par contre, le sociologue y trouve son compte. Examine-t-on en effet ces récits d'un peu près, non point en vue de les comparer avec d'autres, d'y relever des variantes, et de chercher quelle a été entre eux la filiation, mais dans un tout autre esprit? Se préoccupe-t-on des faits, bien plus que des textes, en entendant par faits les éléments de réalité que nous pouvons atteindre direc

(1) Un noble, par un mariage unique, épouse un groupe de sœurs. Le contrat matrimonial est collectif. Or tout semble indiquer que la polygynie sororale est sortie d'un mariage collectif qui unissait un groupe de frères à un groupe de sœurs, - c'est-à-dire de l'organisation bipartite propre aux

communautés rurales.

(2)« Les ouvrages de la période classique ont si belle apparence, et tant de pompe scolastique les entoure, qu'ils inspirent d'abord le respect le plus grand. Mais examinez leurs papiers de famille, cherchez les secrets de leur transmission: celle-ci apparaît comme une suite d'accidents ou de désastres », p. 25.

tement, et non la transcription ou la traduction que nous en présentent les auteurs? Alors, il se peut que tous les événements qu'ils nous racontent soient inexacts. Mais, du moins, on retrouve dans ces récits des thèmes traditionnels et populaires, dont le narrateur s'est inspiré presqu'inconsciemment parce qu'il vivait dans un milieu où ils s'étaient transmis, et, par conséquent, dont la réalité n'est pas douteuse. Et l'on constate aussi que l'arrangement ou la combinaison de ces thèmes, par exemple le cadre chronologique dans lequel on les a disposés, résulte également de règles traditionnelles, qui s'imposèrent successivement à la pensée chinoise aux diverses époques. Or, ces thèmes et ces règles (ou ces schèmes, comme les appelle M. Granet) qui ont recouvert, déplacé ou déformé les faits historiques, sont eux-mêmes des faits bien intéressants, puisqu'ils nous révèlent les façons de penser, les associations d'idées prédominantes, les formes rituelles et les représentations mythiques des périodes, si reculées dans la nuit des âges chinois, où elles ont pris naissance (1).

Rien n'aide mieux à comprendre la méthode qu'a adoptée M. Granet, rien n'en fait mieux sentir la fécondité, que le chapitre III du livre premier, intitulé danseurs sacrifiés, et dans lequel il reproduit, compare, et analyse les huit récits de l'entrevue de Kia-kou. Cet événement, au point de vue historique, offre un intérêt assez mince. Deux princes se réunissent pour conclure un traité. Ils montent sur un tertre, alors un tertre, alors que leur suite reste en bas. L'un d'eux, le seigneur de Lou, était assisté par Confucius. Reproduisons maintenant la fin d'un des plus courts de ces récits: « la réunion terminée, les gens de Ts'i envoyèrent des bouffons Che danser au bas de la tente du sei

(1) M. Moret remarque qu'en Égypte, dans les Textes de l'Ancien Empire, <«<les faits apparaissent presque toujours sous l'angle de la religion, et les événements sont relatés dans un dessein bien établi... Si la vérité humaine [M. Granet dirait historique] y perd, l'histoire des idées et des institutions y gagne, car la tournure dogmatique et systématique qu'on inflige à l'exposé des faits est, elle aussi, révélatrice de l'esprit d'un peuple : c'est une réalité ». Le Nil et la Civilisation égyptienne, p. 18-19.

gneur de Lou. Confucius dit : << se moquer d'un seigneur est un crime qui mérite la mort qu'on envoie le maréchal appliquer la loi ». Les têtes et les pieds (des bouffons) furent dispersés hors des diverses portes ». Nous renvoyons le lecteur aux pages où M. Granet donne l'exemple de ce que pourrait être un travail de critique en vue d'établir, parmi ces textes, quels sont ceux qui ont pu servir de modèles aux autres, quels sont les doublets, etc. Mais ce qui préoccupe bien plus M. Granet, et ce qui doit nous intéresser surtout, c'est d'imaginer comment les huit récits historiques ont été composés, à quelles habitudes d'esprit ont dû se plier leurs auteurs, et quels thèmes, familiers à la pensée populaire d'alors, ils y ont nécessairement transposés. Un de ces thèmes est précisément celui des danseurs sacrifiés, et écartelés. M. Granet a recherché, à travers toute la littérature chinoise qui nous reporte à la période des hégémons la plus récente de celles qu'il étudie dans son livre (de 721 à 482 avant notre ère), celle aussi qui nous est connue par les documents les plus vivants tous les vestiges qui s'y peuvent trouver de thèmes analogues.

Les Chinois ont-ils pratiqué les sacrifices humains? Sans doute, à certaines époques, lors d'un avènement, lorsqu'une dynastie se substitue à une autre, il est nécessaire à un prince de sacrifier des seigneurs pour « nourrir son prestige». Encore faut-il, dans certains cas, savoir céder, et triompher modestement. Quand le vaincu s'offre lui-même au sacrifice « portant avec lui les ustensiles de sacrifice, le buste nu, les mains liées derrière le dos, tirant de la main gauche un bélier, tenant dans la droite du chiendent» (rituel de la reddition), il oblige le vainqueur à lui faire grâce ou bien, si celui-ci va jusqu'au bout de son triomphe, il risque le Grand malheur, « s'il outrepasse le crédit permis à son destin ». Il en est de même aux moments désespérés des sièges alors« on fend les os des morts pour faire chauffer les marmites; on échange les enfants pour les manger >>

(1). En

(1)« Il s'agit d'éviter cette honte une capitulation, un traité juré sous

présence de telles extrémités, l'ennemi fait des conditions raisonnables.

:

Tout se passe comme si le sacrifice avait rétabli l'équilibre et compensé la victoire. Pourtant, il y a des cas où le vaincu dût être immolé, et même mangé cérémoniellement. La question s'est posée, dans la Chine ancienne, de savoir s'il était permis de sacrifier des hommes. Il est curieux de noter qu'on condamna quelquefois les sacrifices humains parce qu'ils impliquaient le cannibalisme. On s'appuyait sur ce principe on ne sacrifie pas le semblable au semblable. « Les cinq animaux d'offrande ne sont point sacrifiés à un animal de même espèce. Or les dieux ont la forme humaine. Comment mangeraient-ils des hommes ? » Mais il semble que ce principe ait succédé à un principe inverse, en, vertu duquel les dieux ne goûtent qu'aux offrandes de leur espèce. Logiquement le festin cannibalique s'impose à un pouvoir qui s'inaugure et qui s'étend. Le chef vaincu est sacrifié et mangé : du même coup ses Dieux sont assimilés et possédés.

Dans toute la deuxième partie du livre, qui est intitulée : la Création d'un ordre neuf, M. Granet examine les rites par lesquels le Souverain, à certaines époques, en particulier lors de son avènement, restaure l'Ordre dans l'espace et dans le temps (1). Lorsqu'un Souverain inaugure un pouvoir, lorsqu'une dynastie en remplace une autre, tout se passe comme si une vertu périmée devait être remplacée par une vertu rénovée. Il y a en tout Souverain une vertu régulatrice (2), dont l'action s'exerce sur

les murs de la ville, la reddition et tout ce qui peut suivre. Il n'est point question de prolonger, par n'importe quel moyen, la résistance on ne veut pas décevoir l'ennemi et lui faire croire qu'on est en mesure de tenir tout au contraire on va lui annoncer qu'on a échangé les enfants pour les manger », p. 163.

(1) Sur le Ming-t'ang, salle de distinction, ou maison du Calendrier, où le Roi promulgue le Calendrier qui met en ordre le Temps et l'Espace, voir la note 1, p. 116-119.

(2) Sur la propagation de cette Vertu à la manière d'ondes rituelles, voir notamment p. 231, notes 1 et 2. « Un rythme QUINAIRE entretient le Temps et l'Espace le mouvement inauguré pendant l'année initiale anime les quatre années suivantes, et, d'abord centrifuge, il reflue vers le CENTRE. La

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