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L'AME PUPILLINE'

Les pages qui suivent formeront un chapitre d'un petit livre que j'espère faire paraître l'an prochain et où je m'occupe des diverses formes de la conception primitive de l'âme. J'ai écrit ce livre, parce que j'estime que jusqu'à ce jour on n'a guère étudié un peu complètement que la notion du double, — je préfère dire: de l'âme image —, en la considérant d'ailleurs trop exclusivement comme une interprétation du rêve. J'ai cherché à mettre en relief toutes les autres conceptions de l'âme et à montrer qu'elles étaient d'inévitables explications des battements du cœur, de l'image qu'on voit dans la pupille, du mouvement de l'ombre, de la fumée, de l'haleine, etc. J'espère être arrivé sur plus d'un point, d'une part, à restituer assez clairement les raisonnements primitifs, d'autre part, à montrer toutes leurs conséquences, comme, par exemple, la croyance à la métempsycose que je crois intimement associée à la conception de l'âme bestiole. J'ajouterai qu'écrivant dans l'espoir d'être lu par un public non préparé à ces études, j'ai fait ce que j'ai pu pour lui rendre mon livre intelligible; et je dois signaler ici cette intention afin qu'on s'explique ou qu'on excuse certains détails de forme. En ce qui concerne notamment la disposition typographique, j'ai adopté le système suivant: Toutes les théories seront imprimées en grands caractères; tous les faits d'où je les retire seront imprimés en petit texte; il n'y aura au bas des pages que des notes utiles ou nécessaires à l'intelligence du texte courant' ou présentant des explications supplémentaires, et ces notes. seront appelées par des astérisques; enfin, toutes références et explications s'adressant au lecteur désireux de contrôler ou de poursuivre l'étude d'un détail, seront rejetées à la fin de l'ou

1) Voir à la page 6 l'explication de ce mot.

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vrage dans des notes appelées par des numéros; si, dans l'impression qui est faite ici d'un chapitre, les notes à numéros sont au bas des pages, sans être distinguées de celles qui porteront des astérisques, c'est parce que ce chapitre paraît au milieu d'un fascicule et est destiné à des lecteurs que ne rebutent pas de nombreux renvois; le nombre de ces notes se trouve d'ailleurs considérablement augmenté parce que j'ai cru souvent utile de remplacer un renvoi à un texte encore inédit par une reproduction plus ou moins sommaire des phrases qui le constitueront dans un paragraphe d'un autre chapitre.

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Lorsque deux hommes se regardent les yeux dans les yeux, chacun d'eux aperçoit dans les pupilles' de l'autre son visage

1) Je préviens le lecteur qu'au cours de ce chapitre, j'emploie le mot prunelle dans le sens d'iris et le mot pupille dans celui de trou de l'iris; c'est une distinction que j'ai toujours faite et que j'ai toujours entendu faire dans ma famille, mais que je crois nécessaire de justifier ici, parce que j'ai constaté récemment qu'il existait quatre autres usages sur l'emploi de ces mots; les uns disent pupille dans le sens unique de trou de l'iris et s'abstiennent du mot prunelle; les autres ne donnent que ce sens au mot prunelle et ne se servent pas du mot pupille; d'autres emploient pupille pour désigner à la fois l'iris et le trou de l'iris; d'autres enfin accordent ces deux sens au mot prunelle. De ces cinq usages, les dictionnaires français n'en mentionnent que deux, le deuxième et le troisième. Littré, par exemple, voit dans pupille le nom scientifique et dans prunelle le nom vulgaire pour désigner « l'ouverture que la membrane iris présente dans son milieu ». J'estime que les dictionnaires français manquent ici de précision. La vérité philologique me paraît, en effet, la suivante. Le mot pupille, comme l'observe très bien Littré, n'est pas un mot populaire; j'ajouterai même à l'appui de son observation, qu'il est ignoré des dialectes gallo-romans de Belgique, lesquels ne connaissent que le mot prunelle (purnal en liégeois). La raison de cette impopularité du mot est claire; pupille n'est pas un mot latin qui est devenu insensiblement un mot français; c'est, ainsi que sa forme même l'indique, cp. notamment u au lieu de ou —, un mot qui a été emprunté au latin, et cet emprunt qui remonte au moyen âge, le mot est pour la première fois dans la Chirurgie de Mondeville, suivant le dictionnaire de Darmesteter —, me paraît bien s'expliquer par ce fait que les médecins ne trouvaient pas en français de mot précis pour désigner le trou de l'iris. Quant au mot prunelle, il ne désignait pas, à l'origine du moins, le trou de l'iris, mais l'iris tout entier. L'expression jouer de la prunelle fait visiblement allusion aux mouvements de toute la partie colorée de l'œil, et non pas aux mouvements du point central de cette

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réfléchi comme dans des miroirs. Rien de plus clair pour le civilisé qui se donne la peine de réfléchir. L'enfant des villes reconnaît très tôt' aujourd'hui que le petit visage qu'il voit dans

partie. Au surplus, son équivalent dans les dialectes gallo-romans de Belgique s'applique à l'iris entier, et ceux qui les parlent ne distinguent pas par un mot spécial le trou de l'iris, ce qui est bien, je pense, le vieil usage français. Le sens premier du mot résulte d'ailleurs de la comparaison qui lui a donné naissance. La langue française a donné à l'iris le nom du petit fruit bleu-noirâtre du prunellier, parce que les habitants de la Gaule ont toujours été en majorité des bruns et des noirs et qu'un iris très pigmenté ressemble à la petite prune sauvage, et par sa dimension, et jusqu'à un certain point par sa couleur; au surplus, si on lui donne ce sens premier, la désignation française se présente comme une cousine germaine des désignations germaniques de l'iris : «< étoile de l'œil » (all. augenstern) et « pomme de l'œil » (all. augapfel, flamand oogappel), la première de ces désignations s'expliquant par les rayons partant du trou de l'iris comme du moyeu d'une roue, la seconde dérivant de la comparaison de l'iris à un petit fruit de couleur plutôt pâle, ce que je suis fort tenté de comprendre par ce fait que, les hommes bionds ayant les yeux clairs, les langues parlées par des hommes blonds ont vu dans l'iris une petite boule verdâtre, alors que les langues parlées par des hommes bruns y voyaient une petite boule noire. J'ajouterai à ce qui précède l'observation suivante : Dans les yeux foncés on distingue mal le trou de l'iris du reste de l'iris, d'où cette conséquence que dans les langues parlées par des peuples aux yeux foncés, plus aisément que dans les autres, le nom admis pour le trou de l'iris peut désigner l'iris entier et vice-versa. Le latin n'a pas de nom spécial pour l'iris: le mot pupilla désignant la petite figure qu'on voit dans le trou de l'iris peut servir à désigner l'iris entier; le phénomène inverse se produit en français moderne: le mot pru nelle, nom de l'iris, peut servir à désigner le trou de l'iris. Pour conclure, je justifie ma terminologie comme il suit Mon français littéraire s'inspirant des dialectes gallo-romans de Belgique, je donne à prunelle le même sens qu'au wallon purnal, sens que ce dialecte a mieux conservé que le français littéraire, tel du moins que celui-ci est décrit par les dictionnaires.

1) J'ai pu observer une date; à l'âge de vingt-deux mois, en août 1904, ma petite fille s'est, pour la première fois, reconnue dans les yeux de sa bonne. Celle-ci la tenait debout sur son giron, les yeux dans ses yeux, lorsque la petite s'écria: Mame yeux Nènène « Mamé (c'est le petit nom qu'elle se donne) [est] dans les yeux d'Hélène »; la bonne ne lui paraissant pas comprendre, l'enfant répéta plusieurs fois sa phrase. Lorsque la bonne, ayant enfin compris, s'avisa de fermer les yeux, la petite dit à l'instant: Mamé papé « Mamé [est] cachée », en employant l'expression dont elle se sert, ou bien quand, ouvrant l'armoire à glace et regardant derrière la porte, elle est très étonnée de ne plus se voir, ou bien quand ma femme retourne le médaillon où se trouve son premier portrait. Aucun des raisonnements de ma petite fille n'a pu être fait par le primitif, parce qu'il n'avait ni médaillon à photographies, ni armoire à glace.

la pupille de son frère, ressemble à son visage à lui, visage qu'il a souvent contemplé dans des miroirs et dont il a ainsi appris à distinguer les traits. Demande-t-il une explication? Il est aisé de lui faire comprendre que les pupilles de l'homme sont de vrais miroirs. Il suffit de lui montrer une lorgnette de théâtre enveloppée de sa gaine, mais avec le couvercle ouvert, et de lui dire de regarder les deux grandes lentilles. « Ton visage, lui dira-t-on, est plus grand dans les gros yeux de la lorgnette que dans les petites pupilles de ton frère, parce que ce sont de plus grands miroirs; mais c'est pour la même raison que tu te vois dans les deux cas; la pupille est un petit trou recouvert d'une chose transparente et polie comme le verre, et c'est le fond obscur de l'intérieur de l'œil, qui, de même que le fond obscur de l'intérieur de la lorgnette, produit le même effet que le tain d'une glace ». Ce qu'un Européen de dix ans peut observer avec exactitude et comprendre assez correctement, l'humanité est restée fort longtemps sans le bien observer et sans le bien comprendre. Le primitif qui voyait son visage dans la pupille d'un autre homme, ne pouvait, en effet, reconnaître, en premier lieu, que ce visage était le sien, en second lieu, qu'il y avait là une image analogue à une image vue sur la surface d'une eau. Il ignorait d'abord l'aspect de son propre visage. La surface polie d'un lac ou d'une source était l'unique miroir pouvant lui donner une idée exacte de ses traits; mais une superstition, la crainte de voir un esprit ou un animal venir du fond de l'eau lui enlever son âme-image1, lui défendait de les y contempler; s'il s'exposait à ce danger, il ne devait agir qu'avec beaucoup de crainte et ne pas rester assez longtemps pour se figurer nettement à quoi il ressemblait. A supposer même que cette superstition n'ait pas été

1) Sur cette superstition, cp. FRAZER Golden Bough2 1, 292-3.

2) En corrigeant l'épreuve de cette page, je crois bon de faire remarquer que le primitif n'a pas dù observer l'image vue dans la pupille avec beaucoup plus de soin que l'image vue dans l'eau. Je m'explique. La croyance au mauvais œil, et je pense bien prouver au cours du présent article qu'elle n'est qu'une conséquence de la croyance à l'âme pupilline—, est universelle et doit être considérée comme fort ancienne. Le primitif ayant dû très tôt, pour cette raison, craindre de regarder de près l'œil d'un animal ou d'un homme, il est à

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