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tonie, et qui n'avait guère plus qu'un nom au sortir de l'Ingrie, s'est trouvé brusquement pourvu d'un emploi nettement défini; sa personnalité s'est affirmée, son aspect s'est précisé; chargé d'un rôle important et profondément populaire, muni d'attributs visibles et familiers à tous, il est devenu soudain un héros d'épopée. Sorti de la formule magique de l'origine du feu, il s'est retrempé dans celle de l'origine du fer, il y a puisé une force inattendue : il est armé maintenant pour tenter les aventures, et sortir victorieux des épreuves les plus redoutables.

V

Dans la partie septentrionale du domaine où sont répandus les chants du Kalévala, l'histoire de la fille d'or a été rattachée le plus souvent au récit des aventures du forgeron Ilmarinen briguant la main d'une jeune fille. Mais le principal de ces aventures, c'est-à-dire la série des épreuves auxquelles le héros est soumis, n'est pas spéciale à telle ou telle région particulière: on la retrouve jusqu'en Livonie. La forme primitive en est d'ailleurs originale: c'est une légende chrétienne qui raconte que « Dieu a eu un fils, Marie un enfant jumeau, ils ont fait des miracles évidents, ils ont taillé dans le roc des éclats de bois, ils ont coupé dans la neige des lattes, ils ont tressé des cordes avec du son, ils ont jeté un nœud sur un œuf' ». Dans le nord de l'Estonie, le fils de Dieu n'intervient plus, mais l'origine religieuse se reconnaît à ce que l'Église et le Jourdain sont mentionnés

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au cours du poème. Une chanson du sud-est de l'Estonie montre enfin comment l'idée d'une femme à conquérir s'est introduite dans ce motif si simple : les filles y chantent que celui-là deviendra leur mari qui dans le nuage a taillé des éclats de bois, qui dans le ciel a coupé des torches, qui d'un nœud a lié un œuf.

En Ingrie ces mêmes épreuves, ou d'autres nouvelles, accompagnent régulièrement une recherche en mariage. D'une manière plus spéciale, elles se rattachent intimement à l'histoire populaire du gars qui va chercher sa bien-aimée dans une région considérée d'ordinaire comme inaccessible. Cette histoire se trouve par exemple chez les Estoniens de religion russe du Setumaa, au sud du lac de Pskov: le héros s'y nomme Pietari (Pierre), le pays où il pénètre est celui de Tuoni, c'est-à-dire de la mort, et le poème entier est d'inspiration religieuse récente ainsi qu'il ressort de l'intervention de l'Église, de Dieu et de Marie. En Ingrie, Pietari ne garde point partout son nom, mais le but de son voyage reste le même; les épreuves qui ont été mentionnées ci-dessus viennent seules s'ajouter. Par ailleurs le caractère religieux de l'aventure s'efface complètement et c'est dans la cour que le jeune homme brigue la main de la jeune fille, d'où cette réponse de la mère au prétendant : « Le marché aux chevaux est dans la cour, celui des filles dans la chambre1». Ainsi à mesure que le chant considéré s'avance vers le nord, il se développe, les épreuves imposées au héros varient et se multiplient, tandis que change le lieu où réside la femme. qu'il désire. Dans la région de Suistama, en Finlande orientale, à peu de distance au nord du lac Ladoga cette femme. est fille de Hiisi et une épreuve nouvelle dont le prétendant doit sortir victorieux est d'attraper le cheval ou le bœuf sauvage ceci a fourni la matière de la première partie du chant 14 du Kalévala, où Lemminkäinen poursuit et force

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l'élan de Hiisi. Plus loin vers le nord, à Ilamantsi, le pays de Pohjola est enfin désigné comme celui où résident Hiisi et la jeune fille à conquérir : on sait que dans l'épopée finnoise c'est à Pohjola que les trois héros Väinämöinen, Lemminkäinen et Ilmarinen vont chercher femme.

Ainsi l'on peut poursuivre de place en place, de village en village, les modifications successives qui d'une simple légende d'origine chrétienne ont fait les brillants et fameux épisodes du Kalévala. Le lieu où réside la fiancée est Tuonela en Estonie et en Ingrie; déjà là il change pourtant pour finir par être Pohjola dans la région la plus septentrionale. Les épreuves que nous avons mentionnées plus haut, de lier un œuf, de tresser du son, de tailler des éclats de bois dans la pierre et des lattes dans la neige, disparaissent en Carélie finlandaise el font place à des tâches nouvelles, telles que celle de labourer un champ de vipères, de prendre le grand brochet qui vit dans le fleuve de Tuoni, de dompter l'ours de Tuoni. Le héros enfin est Pierre (Pietari) en Estonie et dans une partie de l'Ingrie; c'est ensuite Iivana, fils de Kojonen en Ingrie et dans le détroit carélien, et sporadiquement en Carélie finlandaise et russe; c'est enfin Ilmarinen, à partir de Suojärvi près de la frontière russo-finlandaise jusqu'à l'extrême nord.

La rivalité entre Ilmarinen et les autres héros du Kalévala n'apparaît absolument que dans les chants populaires de la Carélie septentrionale; elle est l'œuvre des rhapsodes du pays, des grands chanteurs caréliens passés maîtres dans l'art de combiner et joindre les divers motifs épiques. Ce sont eux qui ont réuni à tout jamais le vieux Väinämöinen, le jeune Joukamoinen et le forgeron Ilmarinen que les traditions populaires n'avaient rattachés l'un à l'autre que d'un lien assez lâche.

VI

Le chant 38 du Kalévala est tout entier consacré au récit de la seconde expédition d'Ilmarinen à la recherche d'une femme, et du dénouement tragique de sa seconde aventure amoureuse. Devenu veuf, l'illustre forgeron retourne au pays d'où était venue sa première femme et brigue la main de sa jeune belle-sœur ; celle-ci refusant de le suivre, il l'enlève; elle le trompe à la première occasion, sur quoi, irrité il la change en mouette au lieu de la tuer. Or c'est là un rapt dont Ilmarinen est innocent à l'origine selon le plus grand nombre des chants populaires c'est un autre personnage, livana, fils de Kojonen, qui en est l'auteur. Une fois de plus l'ancien dieu de l'air a remplacé ce héros moins favorisé, dont il a été déjà question plus haut et qui paraît avoir été surtout populaire dans l'Ingrie proprement dite et sur le détroit carélien.

Cela va de soi d'ailleurs, car Iivana (ou parfois Ignatta) fils de Kojonen (Kojosenpoika) n'est pas autre chose que le correspondant ingrien du russe Ivan Godinovič, ainsi que l'a montré déjà Julius Krohn dans son histoire de la Littérature finnoise (Suomen Kirjallisuuden Historia, I, 481). On sait que le jeune boyard est le héros de bylines fameuses qui racontent comment il enleva la fille du riche marchand Dmitri, comment il fut trompé par elle et le prince tatare Koščeriščo, comment ce dernier fut puni par un miracle divin tandis que la jeune femme était horriblement torturée par son mari. Il n'est pas besoin d'insister: l'on voit facilement qu'il n'y a pas que le héros qui ait passé des Russes aux Finnois, et que l'aventure tout entière a été transposée sans subir d'altération grave.

nul,

Ici s'arrête l'histoire du personnage d'Ilmarinen peut-être, n'est plus populaire que lui maintenant, aucun ne représente mieux le type national finnois avec ses qualités et ses défauts. Pour n'être plus dieu, il n'en est que

plus vivant, puisqu'il participe en quelque sorte à la vie de son peuple. Et, afin que rien ne lui manque, il a trouvé en M. Kaarle Krohn un historiographe aussi habile que bienveillant. Armé d'une méthode rigoureusement scientifique, merveilleusement bien informé, M. Krohn était bien l'homme qu'il fallait pour mettre en œuvre les matériaux immenses accumulés par les folkloristes estoniens ou finnois. Il l'a fait, d'ailleurs dans le cas présent, avec une élégance et une clarté dont ce compte-rendu ne peut malheureusement donner qu'une idée très imparfaite.

Rob. GAUTHIOT.

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