Slike strani
PDF
ePub

monothéisme du polythéisme, le P. Lagrange a un argument assez piquant sous la plume d'un catholique : « Dans la religion catholique,... qui admet un Médiateur et l'intercession des saints, il faut que l'autorité lutte sans cesse contre la tendance qui frustrerait le Créateur du culte qui n'est dû qu'à lui » (p. 25).

« Le monothéisme ne sort pas du polythéisme, comment est-il donc entré dans le monde ? » Par une révélation primitive, par « l'assistance spéciale donnée au premier homme. » Cette révélation primitive ne peut sans doute pas être prouvée par des faits; mais, « si l'on considère que, plus ou moins latente dans toute l'humanité, elle ne s'est développée nulle part sauf la même exception de l'histoire sacrée, qu'elle s'est plutôt obscurcie sur bien des points..., on regardera comme très probable que le germe de cette idée a été déposé par Dieu lui-même dans le cœur de l'homme >> (p. 26).

Il y a beaucoup de remarques excellentes dans ce plaidoyer du P. Lagrange. Il a raison de rappeler qu'il faut distinguer nettement la religion de l'animisme ou croyance aux esprits, qui était une philosophie primitive, et de la mythologie, qui était un premier essai d'explication scientifique de l'univers. Il a raison lorsqu'il montre que l'animisme ne suffit nullement à expliquer l'origine de la religion et que les «< esprits >> ne seraient jamais parvenus aux honneurs suprêmes sans le sentiment du divin. On l'approuvera encore, lorsque, à la suite de savants comme Jevons, Lang, Marillier, il attribue à l'humanité religieuse dès l'origine un certain monisme ou monothéisme latent.

Mais le P. Lagrange nous semble avoir tiré un peu trop à lui les conclusions de ces savants, les interprétant dans le sens de l'enseignement catholique traditionnel, et avoir transformé plus ou moins ce monothéisme latent, inhérent au sentiment religieux de tous les temps, en un monothéisme conscient qui aurait été la croyance religieuse des premiers hommes. Oui « lorsque » dans sa prière « l'homme se tourne vers son protecteur surnaturel invisible, il est pour un moment théiste et souvent monothéiste »; mais, comme le remarque Lang, l'une des autorités dont se réclame le P. Lagrange, « c'est un sentiment religieux et non une conception mythologique », « une aspiration et non un dogme » . Cela n'empêche pas cet homme de se représenter son dieu comme un animal au milieu de beaucoup d'autres animaux ou hommes mythiques.

1) A. Lang, Mythes, cultes et religions, traduit par Léon Marillier, Paris, Alcan, 1896, p. 361 et 362.

Cela prouve simplement que le sentiment religieux ne trouve sa pleine satisfaction que dans l'adoration d'un Dieu un et transcendant; cela ne pémontre nullement que, dès l'abord, l'homme ait eu conscience que telle était la meilleure réponse à ses aspirations religieuses.

Dès qu'il essayait de formuler son sentiment religieux, l'homme primitif était, au contraire, à peu près obligé, en vertu de sa conception animiste du monde, d'admettre une multitude de forces surnaturelles et non un esprit unique.

En tout cas, la théorie dogmatique d'une révélation primitive, fondée sur le fait fort contestable d'une décadence religieuse universelle, est une hypothèse des plus sujettes à caution.

Il est regrettable à tous égards que le P. Lagrange n'ait pas discuté ni même nommé un ouvrage français magistral sur la question qu'il traitait, l'Esquisse d'une philosophie de la religion d'Auguste Sabatier; l'étude des chapitres sur « l'origine de la religion » et sur « le développement religieux de l'humanité » l'aurait amené à serrer de plus près le vaste problème qu'il a tranché un peu rapidement.

Sur la genèse de la mythologie, l'auteur adopte en général le système de Lang, d'après lequel le mythe est une explication scientifique primitive fondée sur la conception animiste du monde, mais en faisant une part aux autres systèmes, selon lesquels le mythe est une maladie du langage (Max Muller, Kuhn) ou une dégénérescence provenant de malentendus divers (Decharme, Clermont-Ganneau, etc...) ou encore un produit de l'astrologie (Winckler).

Chapitre premier les Sémites. L'auteur pense que l'ordre des migrations sémitiques a été celui que l'on admet généralement : 1° Babyloloniens; 2° Cananéens (Phéniciens, Hébreux); 3° Araméens; 4° Arabes. Sans se prononcer absolument contre l'hypothèse sumérienne, il estime qu'elle peut être négligée au point de vue de l'histoire religieuse : « lorsque l'histoire commence, la civilisation de la Chaldée est sémitique de toutes pièces. >>>

A noter cette amusante échappatoire par laquelle il s'excuse de ranger les Cananéens au nombre des Sémites, malgré l'autorité de la Bible, qui fait de Canaan un fils de Cham: «< qu'on n'oublie pas d'ailleurs que (d'après la terminologie biblique) Canaan était le neveu de Sem! >>

Dans le chapitre II, intitulé les dieux, l'auteur étudie les noms les plus généraux sous lesquels les dieux sont désignés dans les langues sémitiques, El (dieu), Baal (maître), Melek (roi), Ab (père) ou Am (parent). Et il croit pouvoir déduire de cet examen que les Sémites primitifs se

1

faisaient de la divinité des idées très hautes, qu'à l'origine même ils. étaient monothéistes.

Il s'appuie principalement sur l'emploi du mot El ou 1, dieu. Ce terme << appartient au plus ancien fonds des langues sémitiques. Il se trouve partout, soit comme nom propre, soit comme appellatif. » De ce fait il conclut : « Si El, nom appellatif, c'est-à-dire s'appliquant à la nature divine, a pu devenir un nom personnel, c'est donc que la nature divine était à ce moment considérée comme unique, et si d'autre part c'est un nom personnel qui est devenu le nom commun pour désigner tout ce qui participe à la nature divine, c'était donc derechef qu'on donnait à cette personne divine toute la plénitude de la divinité » (p. 77). Ces conclusions nous paraissent loin d'être démontrées.

1o La plupart des textes cités par le P. Lagrange ne prouvent nullement qu'El ou Il fût employé comme nom propre. Pour ce qui est des Babyloniens, par exemple, M. Zimmern nie catégoriquement l'existence d'un dieu ilû, qui jouait un certain rôle dans les anciens exposés de la mythologie babylonienne 1. Lorsqu'ilú entre dans la composition d'un nom d'homme, comme Ilu-abi, « Dieu est mon père », cela ne signifie pas nécessairement que le porteur de ce nom considérât comme son père un certain dieu du nom d'Ilu : par « Dieu » il désignait le dieu de sa tribu ou son patron personnel, de même que l'habitant des bords d'un fleuve dit pour le désigner « la rivière » et non « la Seine << la Loire » 2. Si le Sémite affectionnait cette façon de s'exprimer, c'était peut-être à cause de son désir de tenir caché le nom de son dieu cela expliquerait, comme le P. Lagrange l'accorde partiellement pour le terme de Baal, que les divinités sémitiques aient si souvent été désignées par un de leurs titres plutôt que par leur nom personnel : habbaal (le seigneur), Bel (même sens), Melek (le roi), Melqart (le roi de la ville), Adon (le Seigneur). L'emploi du mot El comme nom propre ne paraît sérieusement attesté que chez les Phéniciens.

2o Et puis, pour qu'un dieu particulier reçût par excellence le nom d'El, il n'était pas nécessaire qu'il ait été à un certain moment l'unique divinité, il suffisait qu'il fût la divinité principale, le dieu par excellence d'une tribu ou d'une ville: ainsi l'El phénicien a pu être nommé ainsi parce que, à Byblos, il était « le dieu ».

1) Die Keilinschriften und das Alte Testament, 3o édit., p. 354. Voyez aussi Ch. Fossey, Journal Asiatique, 1904, p. 293.

2) Remarque de Jevons citée par le P. Lagrange, p. 18.

Le P. Lagrange défend avec beaucoup de virtuosité l'étymologie proposée jadis par le théologien réformé français La Place († 1655), reprise par Paul de Lagarde et adoptée par MM. Fréd. Delitzsch et Hommel, d'après laquelle El serait apparenté à la préposition 'el « vers », et signifierait originairement « le but des désirs et des efforts de l'humanité, ou, si l'on trouve cette idée trop métaphysique, celui vers lequel on va pour lui rendre un culte ». Malgré la brillante argumentation de l'auteur, cette signification nous parait bien abstraite pour être la signification originelle est-il vraisemblable que, dans les temps primitifs, on ait défini la divinité par le mouvement que l'homme fait pour s'approcher d'elle et non par une qualité qui soit inhérente au protecteur divin?

En ce qui concerne Baal (seigneur), bien qu'il reconnaisse que l'on désignait par ce titre des dieux locaux très divers ayant chacun son nom et son caractère propre, le P. Lagrange estime que les Sémites ont admis l'existence d'un Baal suprême, le dieu de l'orage et des grandes pluies, autrement dit Hadad, qui, aussi bien dans les premiers documents que vers la fin des religions sémitiques, est le Baal par excellence. «< Si nous pouvions affirmer que c'est le point de départ du culte des Baals, nous serions bien près d'une sorte de monothéisme » (p. 89).

Le titre de Melek était, d'après notre auteur, réservé à un dieu infernal : il avait le triste privilège des sacrifices humains, et spécialement des sacrifices d'enfants, parce que, roi des morts, il « ne lâchait prise que lorsque des victimes de choix lui étaient offertes, jeunes encore et par conséquent avant le temps normal de leur décès. »

<<

Le chapitre suivant intitulé les déesses est consacré uniquement à Achéra et à Astarté. Voici comment l'auteur expliquait, dans la 1re édition, le double caractère de cette dernière divinité, tour à tour masculine (chez les Arabes, sous la forme Athtar) et féminine (Astarté, Atargatis, Ichtar), tantôt guerrière et tantôt protectrice de la fécondité et de l'amour : la forme la plus ancienne serait la forme masculine. «< Ichtar aurait pénétré en Babylonie avant le temps de Hammourabi comme dieu de la guerre, représenté par la planète Vénus. Cette qualité étant occupée en Chaldée par la voluptueuse Nanâ, Ichtar devint femme en Chaldée, tout en retenant dans le nord un caractère guerrier » (p. 138). Dans la 2e édition, l'auteur admet une seconde possibilité, c'est que la divinité ait été primitivement androgyne; on vient, en effet, de découvrir à Suse une Nanâ barbue.

Dans le chapitre relatif à la sainteté et à l'impureté, l'auteur discute l'opinion si féconde suggérée par R. Smith et admise par un grand

[ocr errors]

nombre de critiques, d'après laquelle saint et impur ne sont au fond et primitivement qu'une seule et même idée: est saint ce qui appartient aux dieux; est impur l'objet ou l'être en qui agit un démon ou esprit.

Le P. Lagrange admet, en somme, dans une large mesure ce point de vue, mais en faisant un certain nombre de réserves dont quelquesunes méritent d'être prises en considération. Elles peuvent, nous semblet-il, se ramener aux trois remarques suivantes :

1o La notion d'impureté et celle de sainteté procèdent de sentiments foncièrement différents : la première, de la crainte égoïste des esprits; la seconde, du respect de la divinité; aussi l'objet impur est-il vitandum per se, tandis que l'objet saint est seulement vitandum per accidens, car par lui-même il est, au contraire, une source de bénédictions;

2o Le concept de sainteté ne dérive pas de celui d'impureté, pas plus que la notion de dieu ne dérive de celle d'esprit. Si l'une des idées est antérieure à l'autre, c'est celle de sainteté ;

3° « Il n'est pas évident que la crainte des esprits soit l'unique cause des principales impuretés. » Au fond on regardait comme le siège d'une puissance malfaisante des objets que l'on avait reconnus malsains ou contre lesquels on avait une répugnance naturelle. Le P. Lagrange, en dernière analyse, maintient donc la vieille explication des impuretés par des préoccupations utilitaires et hygiéniques.

En ce qui concerne les eaux sacrées, après un exposé très riche des principaux faits, l'auteur s'élève contre l'explication proposée par R. Smith: << l'idée fondamentale est que l'eau elle-même est un organisme, vivant d'une vie démoniaque, non un organe mort. Le P. Lagrange objecte que, chez les Sémites il n'y a pas d'exemple de sources ou de fleuves ayant des prêtres et des temples, recevant des sacrifices sanglants, adorés sous leurs propres noms, toutes choses qui se rencontrent chez les Grecs.

Admettons que ces constatations se confirment; elles établiraient simplement que sur ce point quelques nuances séparaient les croyances des Sémites de celles des Grecs: car de nombreux témoignages, cités par l'auteur lui-même, montrent que les Sémites apportaient aux sources et aux fleuves des offrandes alimentaires, qu'ils les invoquaient (traité de Carthage, malédictions babyloniennes), que chez eux les eaux avaient parfois des divinités particulières: ainsi Išum et Subalal étaient exclusivement dieux du Tigre et de l'Euphrate; le dieu Narû n'est pas autre chose que le Dieu-Fleuve et, dans le Code de Hammourabi, il est con

« PrejšnjaNaprej »