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ÉMILE GUIMET

Le fondateur de la Revue de l'Histoire des Religions, Emile GUIMET, est mort à Fleurieu-sur-Saône, le 12 octobre 1918, dans sa 83° année, après une courte maladie. Emile Guimet était né à Lyon le 2 juin 1836.

Son père savant chimiste, inventeur d'un bleu d'outremer artificiel, créa à Fleurieu une fabrique de bleu d'outremer qui prit une place considérable sur le marché industriel et lui assura une belle fortune. Sa mère, Zélie Bidault, fille et nièce de peintres renommés, était elle-même une artiste douée. De cette hérédité de savant et d'artiste, E. Guimet tenait un goût irrésistible pour l'art et la science, une intelligence merveilleusement souple et étendue, qui lui permit d'approfondir, sans pédantisme, et comme en se jouant, mathématiques, chimie, technique industrielle, lettres, arts, musique...

Peu d'hommes ont montré une telle activité dans tant de domaines différents. Chef d'industrie, associé tout jeune aux travaux de son père, il développe l'usine de Fleurieu, mais s'intéresse aussi à d'autres affaires très importantes : la Société de navigation mixte et la puissante Compagnie des produits chimiques d'Alais et de la Camargue, dont il fat longtemps Président.

Artiste, il s'assimile les techniques: de la céramique, de la peinture, de la composition musicale; il approfondit surtout la musique, et écrit, avec une étonnante virtuosité, trios, quatuors, lieds, oratorios, jusqu'à un grand opéra en cinq actes, Tai-Tsoung, sur la Chine au vi° siècle 1

Passionné pour les lettres, l'archéologie et la philosophie antiques, un premier voyage en Egypte (1865) fait de lui

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un collectionneur de momies, de statuettes, de stèles. Pour interpréter ces figures, il lit Champollion, Chabas, Maspero, et voilà qu'il s'émerveille de la religion et de la morale égyptiennes. Puis c'est l'Inde, la Chine, le Japon qui le fascinent par l'art et la philosophie, et qui l'intéressent surtout par le caractère vivant, actuel, de leur civilisation. Non content de s'instruire avec Rémusat, Burnouf, Darmsteter, il veut voir les pays, les hommes, visiter les sanctuaires grouillants de fidèles, causer avec les prêtres, discuter avec les philosophes, et faire connaître les trésors de leur sagesse...

Alors, c'est un grand voyage en Extrême-Orient (18761877), d'où E. Guimet revient avec une cargaison entière de statues, d'instruments du culte, de rituels, de manuscrits et de livres. Mais il ne se résigne pas à jouir égoïstement de ces richesses: il décide de créer un Musée, une bibliothèque, et comme une école, cù artistes, savants, simples curieux, pourront étudier d'après les originaux, parfois avec l'aide de prêtres indigènes, les problèmes que posent l'art, le culte, les croyances de l'Orient ancien et moderne.

Comment cette pensée si originale s'est développée au point de réaliser les Musées de Lyon (1879) et de Paris (1888), avec leurs publications, leurs couférences qui ont tant contribué à ressusciter en France les recherches objectives sur l'histoire des religions, c'est ce qui fera l'objet d'une étude prochaine que la Revue doit à ses lecteurs, et que nous avons demandée à notre collaborateur, M. A. Moret, conservateur du Musée Guimet. Nous avons voulu cependant apporter dès aujourd'hui notre hommage reconnaissant à Emile Guimet et saluer la tombe encore entr'ouverte de l'illustre et généreux fondateur du Musée d'histoire des religions.

LA NAISSANCE D'ÈVE

I

Dans son grand ouvrage inachevé, Les origines de l'histoire d'après la Bible et les traditions des peuples orientaux, François Lenormant a repris une thèse fort ancienne, mais depuis longtemps oubliée, qui met d'accord, comme on eût dit autrefois, Moïse et Platon'. Au verset 21 du chap. II de la Genèse, les Septante, la Vulgate et toutes les traductions modernes jusqu'à celle de Lenormant auraient traduit à tort par côte un mot qui signifie plus exactement côté; en réalité, le premier représentant de l'humanité aurait été créé à l'état d'être double, et le sommeil d'Adam, la naissance d'Ève, signifieraient le dédoublement par section de l'androgyne primitif. Le mythe exposé par Aristophane dans le Banquet de Platon serait l'adaptation d'une vieille légende orientale dont Lenormant trouve l'écho non seulement dans la Genèse, mais en Assyrie, en Perse et en Inde. Il ajoute (p. 55):

« La tradition juive, aussi bien dans les Targoumim et le Talmud que chez les philosophes savants comme Moïse Maïmonide, n'hésite pas à admettre universellement une semblable interprétation... Parmi les écrivains ecclésiastiques chrétiens des premiers siècles, Eusèbe de Césarée accepte aussi cette manière d'entendre le texte biblique et pense que le récit de Platon sur les androgynes primitifs s'accorde entièrement avec celui des livres saints. >>

Peu après la publication du premier volume de Lenormant

1) Cf. l'art. Adam, dans le Dict. de la Bible de Dom Calmet; Munk, Guide des Egarés, t. II, p. 217; Talmud de Jérusalem, trad. Schwab, t. VI, p. 217; Schwally, Arch. für Religionswiss., t. IX, p. 159; Mangenot, art. Eve, dans je Dict. de théol, catholique.

où on lit ces lignes, Joseph Halévy, dans la Revue critique du 13 décembre 1880 (p. 461 et suiv.), y signala quelques graves erreurs. Non seulement la tradition juive n'admet « universelle-ment » rien de semblable, mais les quelques passages où il en est parlé, y compris celui de Maïmonide, voient là une doctrine isolée d'origine hellénistique. Comme l'avait déjà fait observer Munk, le docteur unique qui a soutenu cette thèse se servait des mots du perçuphin (dúɔ прóσwñx) et androgynos, qui trahissent suffisamment l'origine platonicienne de la thèse: « Quand on ajoute, écrivait Halévy, que dans Bérose les hommes à deux têtes et à deux sexes sont rangés dans les créatures du Chaos et nullement dans les ancêtres de l'humanité actuelle créée par les dieux, et que ni en Egypte ni en Phénicie on ne trouve aucune trace de la croyance à l'androgynisme primitif de l'homme, on peut affirmer, jusqu'à preuve contraire, que ce n'est pas une conception sémitique. »

Halévy n'a pas examiné l'assertion si confiante de Lenormant au sujet d'Eusèbe, qu'il est pourtant nécessaire de contrôler. Vérification faite, elle n'est fondée que sur un malentendu. Lenormant, d'ailleurs, ne paraît pas avoir été le premier à le cómmettre, car on lit déjà dans le Dictionnaire de Bayle (art. Sadeur, p. 12 de l'éd. in-8): « Eusèbe prétend que Platon a dérobé à Moïse cette idée des androgynes. » La question mérite donc d'être examinée de près.

II

Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, développe longuement l'opinion, née dans le judaïsme alexandrin avant Philon, que les Grecs, malgré leurs dons intellectuels et littéraires, n'ont rien inventé, qu'ils ont fait des emprunts continuels à ceux qu'ils appellent les Barbares, en particulier aux Hébreux. Pour ne point accumuler les exemples, il s'en tiendra

principalement au plus illustre des philosophes grecs, à Platon. Je traduis maintenant le chap. 12 du livre XII (p. 585) :

« Moïse dit aussi : « Adam n'avait pas d'auxiliaire semblable à lui-même. Dieu donc le plongea dans une extase et l'endormit; puis il prit une de ses côtes et la remplaça par de la chair. Et Dieu fit une femme avec la côte d'Adam. » Bien que Platon ne sût pas dans quelle intention cela a été dit jallusion à la doctrine de l'indissolubilité du mariage qu'en tira Jésus, il est évident, d'une part, qu'il n'a pas ignoré ce récit (μή συνεὶς ὁ Πλάτων ὁποίᾳ εἴρηται διανεία, δῆλος μέν ἐστιν οὐκ ἀγνοήσας τὸν λόγον); d'autre part, il le met dans la bouche d'Aristophane ('Apiotopáver d'abтov... avatav), lequel, en sa qualité d'auteur comique, avait l'habitude de tourner en ridicule même les choses saintes (οἷα κωμῳδῷ χλευάζειν, εἰωθότι καὶ τὰ σεμνὰ τῶν пpayuάtwv); il lui fait dire ce qui suit dans le Banquet Il faut d'abord que vous appreniez ce qu'est la nature de l'homme et les changements qu'elle a subis. Loin d'avoir été toujours ce qu'elle est à présent, elle a été autrefois toute différente. Les sexes étaient d'abord au nombre de trois, non de deux seulement comme aujourd'hui, le masculin et le féminin; il y avait un troisième sexe commun aux deux autres, qui a disparu et dont le nom seul a subsisté : c'était le sexe androgyne. » Ensuite, plaisantant comme à son ordinaire, il ajoute : « Son Zeus ayant ainsi parlé coupa les hommes en deux à la façon de ceux qui coupent les cormes (?) pour les saler ou qui fendent les œufs durs avec des cheveux. Après avoir ainsi divisé un homme, il ordonnait à Apollon de tourner le visage et la moitié du cou vers la coupure, afin qu'à l'aspect de cette section l'homme devint plus modeste; puis il enjoignait au dieu de guérir la plaie. »

La pensée d'Eusèbe est parfaitement claire. Platon a connu le récit biblique de la création d'Ève, formée avec une côte d'Adam; mais il l'a fait exposer par un bouffon qui, sans respect pour les choses sacrées, a tiré de là une histoire risible. Eusèbe ne prétend pas, pour reprendre les mots de Bayle, que Platon a dérobé à Moïse l'idée des androgynes, mais bien plutôt qu'il a introduit cette idée burlesque dans un conte, fondé sur une connaissance imparfaite de la vérité,

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