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auteurs les interprètent comme une cérémonie agraire ayant pour objet le succès de la récolte actuelle et prochaine. Dans son long plaidoyer en faveur de l'ancien totémisme grec, le savant hongrois adopte les définitions et la terminologie de Wundt. Pour lui, les Bouphonia «marquent la transition du totémisme abstinent (ntsagender Totemismus) au totémisme jouisseur (geniessender Totemismus) », le premier étant celui où le totem est taboué et le second, où il est mangé ou utilisé, d'abord cérémoniellement, puis communément. Les Bouphonia marqueraient donc le stade où le bœuf, primitivement respecté comme totem, tendait à passer au rang de viande de boucherie.

Ce qu'il y a d'exact dans cette théorie, c'est que les animaux qui servent aujourd'hui couramment à l'alimentation n'ont pas servi ainsi primitivement, et ne sont pas utilisés, pour leur nourriture, par un certain nombre de peuples demi-civilisés actuels qui s'adonnent à l'élevage. C'est là un lieu-commun de l'ethnographie depuis une quinzaine d'années. Mais il est remarquable que ces peuples éleveurs, et pourtant abstinents de viande, comme les Masai (bœufs), les Todas (buffles), les Arabes (chameau), les Turco-Mongols (chevaux; cf. aussi l'horreur pour la viande de cheval, jusqu'à ces dernières années, chez tous les peuples européens), etc. se caractérisent par l'absence de totémisme. En faisant abstraction de l'interprétation par le totémisme, il reste que l'exposé de Hornyanszky se situerait à côté de l'explication agraire de la cérémonie, en attribuant aux Bouphonia un sens économique alimentaire.

Cet aspect de la théorie du savant hongrois semble avoir échappé à M. Eugène Kagarov, qui a consacré récemment une monographie détaillée et comparative aux cultes primitifs de la Grèce1. Il rejette entièrement toute explication totémique, même atténuée, mais se refuse aussi à accepter la théorie

1) Evgenii Kagarov, Kult fetichei, rastenii i shivotnykh v drevniei Gretsii (le culte des fétiches, des plantes et des animaux dans l'ancienne Grèce) StPétersbourg, 1913, 8°; pour l'étude des Bouphonia, voir p. 249-257.

agraire de Mannhardt, de Frazer et d'Hubert et Mauss'. Il reproche à ces savants de n'avoir pas tenu un compte suffisant des faits de culte concomitants concernant le bœuf dans l'Attique primitive; le groupement de ces faits prouverait que le taureau, le boeuf et la vache ont été de véritables divinités au début, et que les Bouphonia étaient avant tout une cérémonie qui avait pour objet de multiplier annuellement l'espèce bovine.

Je ne suis pas à même de décider si Kagarov a raison en proposant cette explication unique. Il est au moins certain que des éléments strictement agraires se discernent dans les Bouphonia, puisque, par exemple, la date de la cérémonie était en relation avec la date de la moisson, que l'animal mangeait des graines, et non pas du fourrage, et que c'est un bœuf de labour, mais non un taureau, ni une vache qu'on sacrifiait. Mais la nuance signalée par le savant russe existe en effet et permet de rapprocher les Bouphonia des cérémonies de multiplication de l'espèce totémique en Australie (intichiuma) et, d'autre part, des cérémonies non totémiques de multiplication de l'ours chez les Ostiak, les Ghiliak, les Aïno, du bufle chez les Indiens des Prairies, du daim et du hikuli chez les Indiens du Mexique étudiés par Lumholtz', etc. Ce type de cérémonies est parfois totémique, parfois cynégétique, et peut être, selon le cas, lié à un complexe plus vaste, ou indépendant en tant que directement alimentaire.

La ressemblance des Bouphonia avec d'autres cérémonies de la même catégorie ne permet pas, on le voit, de les rattacher sans plus au totémisme; ce qui conduit à formuler cette remarque qu'il ne faut pas construire un schéma rectiligne sur des similitudes formelles entre des éléments isolés de « complexes », qui diffèrent par leur essence fondamentale, tels que le complexe totémique qui fait l'objet de la présente étude,

1) Ibidem, p. 253-254.

2) Cf. mon analyse détaillée de Lumholtz, Unknown Mexico, R. H. R., t. XLIX (1904), p. 415-422.

le complexe agraire déjà bien étudié par Mannhardt et Frazer, le complexe militaire dont j'ai signalé brièvement l'existence', le complexe des rites de passage qui commence à être bien délimité, le complexe divinatoire et le complexe cynégétique qui attendent encore leur monographie comparative. De ce que ces éléments de complexes, et parfois les complexes euxmêmes, sont construits sur le même schéma général, il ne suit pas qu'ils proviennent d'une même origine, c'est-à-dire, par exemple, que toutes les cérémonies de multiplication soient d'origine totémique, ou bien d'origine agraire.

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Cette observation s'applique au type de sacrifice dont l'omophagie dionysiaque est l'un des exemples les plus connus. Aussi ne saurait-on accepter l'interprétation que donne Miss Hélène Harrison de ce repas de chair crue, avec absorption de sang frais, d'un taureau, d'un bouc, etc. « Ce repas, dit-elle, qui nous paraît si révoltant, appartient à une religion, c'est-à-dire à un système de sainteté, qui ne connaissait pas de dieux, à une organisation sociale qui a précédé la théologie... ce n'est que dans la lumière du mode de penser totémiste (totemistic thinking) qu'on peut comprendre pourquoi, pour devenir un Bacchos, le candidat devait participer à un repas de chair crue >> 3.

On reconnaît la terminologie, critiquée précédemment *, de Wundt et de Thurnwald: on se demandera seulement ici comment cette « manière de penser totémiste » fait préférer la viande crue à la viande cuite, considérer comme nécessaire l'absorption du sang de la victime, et attribuer un caractère de nécessité à un sacrifice qui fait partie d'un rituel d'initiation, donc d'un rituel de passage. Loin de poser la question sous cet aspect précis et concret, Miss Harrison énonce des considéra

1) Voir ci-dessus le chapitre XVIII.

2) E. Harrison, Themis, a study of the social origins of Greek religion, Cambridge University Press, 1912.

3) Themis, p. 119.

4) Cf. ci-dessus, chapitre XV.

tions générales au stade totémique, dit-elle, l'Homme est le jouet du sentiment; il n'analyse pas, il n'oppose pas le non-moi au moi; il ne conçoit le monde que comme un ensemble de rapports sentis, etc. Le tout se résume ainsi : «le totémisme n'est pas tant une structure sociale spéciale qu'un stade de l'épistomologie » 1.

Cette formule, si elle ne permet pas de comprendre le totémisme directement observable des Australiens, est d'une utilité moindre encore pour interpréter la fonction et le mécanisme du repas omophagique. Il vaut mieux, je pense, rester dans le domaine des faits et voir si d'autres savants regardent le repas dionysiaque comme totémique, au sens courant du mot. Toute la question a été reprise, après Robertson Smith, Frazer et d'autres, par M. Edgar Reuterskioeld' dans un chapitre spécial de son livre sur les sacrifices de communion. Sa conclusion est que « la cérémonie toute entière au cours de laquelle le taureau est chassé, tué et déchiré est exactement analogue aux rites de croissance » et de multiplication d'une espèce animale ou végétale; rien ne prouve d'autre part que Bacchus ait jamais été un taureau divin, ni ait remplacé un taureau, ni ait été un dieu-taureau; aucun fait ne permet d'affirmer que dans le culte de Bacchus il y ait eu un véritable sacrifice totémique, ni même que le sacrifice totémique postulé par Robertson Smith ait existé en quelque lieu que ce soit 3; enfin « l'acte de manger de la viande crue et de boire du sang frais n'a dans le cas donné aucune signification spéciale ». L'argumentation de Reuterskioeld est bien conduite; quand bien même elle serait discutable sur certains points de détail, il est regrettable que miss Harrison n'en ait pas tenu compte .

Elle eût évité ainsi de construire, à propos de la réincarna

1) Themis, p. 119-128 et 131.

2) Reuterskiced, Entstehung der Speisesakramente, etc., chap. IX, 3) Ibidem, p. 128-129.

4) Ibidem, p. 132.

5) L'édition suédoise est de 1908.

tion dionysiaque, une théorie générale dont le moins qu'on puisse dire est que les faits ethnographiques s'opposent entièrement à son acceptation. « La palingénésie ou réincarnation, dit elle, n'est pas, je m'aventure à le penser, une doctrine mystique proposée par un sage isolé et excentrique, ni un système d'erreur où les hommes sont tombés par hasard en plusieurs régions du globe indépendamment les uns des autres. C'est plutôt une étape dans le développement de la pensée par laquelle les hommes passent nécessairement; c'est une forme de pensée collective ou de pensée de groupe et comme telle, c'est une concomitante normale et nécessaire du totémisme... c'est un fait que la croyance à la réincarnation est caractéristique des peuples totémistes » '.

Il est exact de dire que la croyance à la réincarnation est un fait de pensée collective et non une croyance individuelle et isolée; mais il est inexact de dire que cette croyance est universelle, plus inexact encore de prétendre que c'est une étape nécessaire de la pensée religieuse, et absolument faux, enfin, d'affirmer qu'elle est caractéristique des peuples totémistes; car, d'une part, elle ne se rencontre pas chez tous les peuples possédant du totémisme vrai et, d'autre part, elle se rencontre chez un grand nombre de peuples qui ignorent et ont toujours ignoré le totémisme.

L'erreur commise par miss Harrison sur ce point important l'a obligée à en commettre une autre non moins grave quand elle affirme en théorie générale que « les rites d'initiation ont pour objet la réincarnation ». C'est comprendre à faux le mécanisme et le but des rites d'initiation, à quelque rituel et à quelque peuple qu'ils appartiennent. Le rite d'initiation, le mot même l'indique, est le rite qui ouvre à un individu l'accès d'une nouvelle catégorie socio-religieuse, et qui par là marque le commencement d'une nouvelle catégorisation de cet individu.

1) Themis, p. 271-272.

2) Cf. mes Rites de Passage, chap. VI et Index s. v. mort et renaissance.

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