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C'est un fait que dans un grand nombre de cas, ce changement. d'état est symbolisé par un rite dramatique de mort de l'individu à sa première catégorie, par exemple à l'enfance ou au monde profane, rite suivi d'une période de marge ou de noviciat, qui est suivie à son tour d'un rite dramatique de renaissance... mais non pas de réincarnation. Miss Harrison a confondu deux termes hiérologiques absolument distincts, et dont le sens ne prête jamais à équivoque. Au surplus, ces rites de mort et de renaissance au cours de l'initiation ne se rencontrent pas dans toutes les initiations totémiques; d'autre part, ils existent dans des cérémonies qui n'ont rien à voir avec le toté-· misme, par exemple dans les cérémonies de l'accouchement ou de la fraternisation. Quant à l'initiation même, elle existe dans le totémisme, mais aussi partout où se sont coordonnés. des groupements spéciaux magico-religieux à l'intérieur de la société générale, par exemple dans le christianisme, où elle se nomme cérémonie de la Première Communion.

Il reste que dans l'état actuel de la science, l'omophagie dionysiaque ne peut pas être regardée comme un phénomène proprement totémique, ni comme une survivance d'un totémisme grec archaïque ou préhistorique. On arrive à la même conclusion en examinant les arguments qui se rapportent aux danses grecques à personnages animaux. Le nombre de ces danses imitatives n'a jamais été très grand dans l'ancienne Grèce danse des grues en Crète, peut-être danse des renards femelles en Thrace, danse des ourses dans l'Attique, et quelques autres moins caractérisées encore'. La seule qu'on puisse avec quelque vraisemblance mettre en relation avec le totémisme est la danse qu'exécutaient obligatoirement chaque année à Brauron, au sanctuaire d'Artémis, les petites filles d'Athènes âgées de cinq à dix ans; elles se déguisaient en ourse et étaient dénommées arktoï. La tentation était grande

1) Cf. A. B. Cook, Animal worship in the mycenean Age, Journ. Hell. Studies, t. XIV, (1894), p. 81-119.

de regarder cette cérémonie comme un rite d'initiation à un groupe attique ancien des Ours, c'est-à-dire à un clan totémique; c'était l'opinion de Farnell ; mais il la fondait à tort sur cette autre opinion que le totem possède un caractère divin qui permet son remplacement par une divinité proprement dite, en l'espèce Artémis, déesse-ourse, et protectrice des ours ainsi que d'autres bêtes sauvages en diverses localités, comme le lièvre, le faon, la caille, le sanglier, etc. Mais je crois bien que Farnell a abandonné cette interprétation depuis la publication des grands ouvrages sur les rites agraires et sur le totémisme. De même ont fait la plupart des théoriciens récents, sans pourtant utiliser, je crois, les arguments suivants :

1o si cette danse avait été totémique, elle aurait été exécutée, non pas par des acteurs féminins, mais par des hommes adultes pleinement agrégés au clan totémique des Ours; et rien ne permet de supposer qu'une substitution de sexe ait pu avoir lieu au cours des siècles;

2o contraire à tout ce qu'on sait du totémisme vrai serait l'emploi, dans une danse de cet ordre, de petites filles que leur âge même exclut de la congrégation totémique; et en admettant qu'il s'agit d'un rite d'initiation totémique, il y aurait eu, comme contrepartie, une danse identique exécutée par de petits garçons;

3o cette danse n'aurait pas été isolée dans l'Attique, pas plus que les cérémonies relatives au totem Kangourou ne sont isolées en Australie; les auteurs grecs auraient signalé l'existence de danses analogues pour le lièvre, le faon, et tous les autres totems des clans de l'Attique; l'inexistence de ces danses prouve indirectement l'inexistence de clans totémiques.

Les savants qui se sont occupés de la danse de Brauron ont donc laissé tomber avec raison une partie de l'explication de Farnell; mais ils en ont conservé l'autre, à savoir qu'il s'agit

1) L. R. Farnell, The Cults of the Greek States, t. II, 1896, p. 435-438. 2) Kagarov, loc. cit., p. 231-233; Ridgeway, The Origin of Tragedy, Cambridge University Press, 1910, p. 25-26.

d'un rite d'initiation'. J'avoue ne pas voir sur quoi fonder cette théorie. Les faits essentiels sont à mon sens, que les danseuses avaient de cinq à dix ans et qu'il est expressément dit' qu'aucune fille d'Athènes ne pouvait se marier si elle n'avait participé à la danse de Brauron; que la danse était réservée aux enfants de sexe féminin, et enfin exécutée, en l'honneur d'une femelle. Le tout se comprend si l'on admet simplement que la cérémonie était un rite de passage des filles de la puberté à la nubilité, avec promesse de fécondité de la part de la divinité Ourse, et plus tard d'Artémis-Ourse, ce qui fournit un parallèle normal aux cérémonies de nubilité (je ne dis pas de puberté) et de fécondité de l'Égypte ancienne et d'un grand nombre de demi-civilisés modernes.

Les autres danses crétoises et grecques au cours desquelles certains acteurs, sinon tous, portaient des peaux de bêtes et des masques représentant des animaux ont moins de chances encore d'avoir été totémiques. Elles ont eu sans doute pour but, tout comme les danses imitatives des demi-civilisés modernes, soit de chasser une maladie ou une épidémie personnifiées, soit d'épouvanter les puissances méchantes (esprits des morts, etc.) soit de multiplier une espèce sauvage ou domestique nécessaire, par sa fourrure, son cuir ou sa chair, au bienêtre du clan ou de la tribu. En tout cas, les danses à personnages animaux ne sont pas un élément propre au seul toté misme, et par suite ne peuvent sans preuves concomitantes être interprétées par le totémisme quand il s'agit des peuples disparus.

L'examen de ces quelques cas particuliers, qui sont les seuls auxquels on puisse attribuer au moins avec un peu de vraisemblance un caractère totémique, prouve en outre que rien n'est plus contraire à notre connaissance actuelle des faits que la

1) Voir encore N. W. Thomas, dans Hasting's Encyclopedia of Religion and Ethics, t. ), p. 504.

2) Aristophane, Lysistrata, 645, d'après Ridgeway, loc. cit, p. 26.

théorie générale au moyen de laquelle miss Harrison veut expliquer la genèse et le mode d'évolution des religions grecques archaïques. On a cité ci-dessus des fragments de cette théorie, à propos de l'omophagie, de la réincarnation et de l'initiation, et montré que son application à certaines catégories définies et déjà bien étudiées de faits est inadmissible. Voici maintenant les formules générales de miss Harrison :

« Nous avons admis, dit-elle', que le totémisme est à la base de la religion grecque et que la religion grecque ne peut être comprise qu'en partant de cette opinion. Cette opinion n'est pas aussi téméraire qu'elle semble. Je ne réclame pas pour la Grèce un système social totémique pleinement développé, mais plutôt une habitude de penser totémique, habitude qui est, je crois, commune à tous les peuples à la phase ancienne de leur épistomologie ». La caractéristique du « mode de penser totémique » étant le manque de différenciation entre le moi et le non-moi, entre le sujet et l'objet, il suffira, selon miss Harrison, de chercher des exemples en Grèce de cette << unification totémique ». Miss Harrison les cherche, et en trouve quatre : 1° les habitants de l'île de Sériphos ne mangeaient pas de homards, enterraient les homards morts, et rejettaient à l'eau les homards vivants qu'ils prenaient dans leurs filets; 2o en Phrygie, il y avait un clan d'Ophiogènes, dont les membres se prétendaient descendus d'un grand serpent qui vivait dans une caverne; 3° à Parium aussi il y avait un clan de Serpents, dont les membres guérissaient les morsures

1) Themis, p. 128.

2) En note, p. 128, miss Harrison se félicite de son accord sur ce point avec A. B. Cook, qui écrivait en 1894 (Animal cults in the Mycenean Age). << Bref, je suppose que les Mycéniens n'étaient pas des totémistes purs et simples, mais que les modalités de leur culte indiquent qu'il s'est développé à partir d'un totémisme plus ancien ». Je ne sais si M. Cook écrirait encore de même aujourd'hui ; mais miss Harrison a tort de transposer en 1910, après les découvertes faites en Australie et dans l'Amérique du Nord, la formule très vague de Cook à la Grèce primitive.

3) Themis, p. 129.

de serpents par simple attouchement; 4°, enfin en Afrique il y avait le clan des Psylles. « Si des histoires comme celles-ci ne sont pas des survivances du mode de penser totémique, conclut miss Harrison, il est difficile de savoir ce qu'elles sont. » Or, n'importe quel ethnographe rejettera comme totémique le cas des homards de Seriphos, par analogie avec les faits identiques de Samoa et de bien d'autres îles; puis il fera remarquer à miss Harrison que les soit-disant clans de Serpents ne sont pas autre chose que des fraternités magiques, d'un type universellement répandu, précisément quand il s'agit de bêtes venimeuses ou dangereuses. Au surplus, les arguments formulés ci-dessus' contre la nature totémique des Psylles valent pour les groupements semblables de la Phrygie et de Parium. Ce qui revient à dire qu'aucune de ces quatre « histoires » n'est spécifiquement totémique et ne jette de lumière sur «<le mode de penser totémique. »

C'est, je crois, le moment de protester contre cette mode récente dont Wundt, Thurnwald, et bien d'autres savants qui s'occupent de totémisme sont des adeptes fervents, mode qui n'est qu'une transposition à notre science de l'hégélianisme défaillant. Au lieu d'analyser minutieusement, comme font les naturalistes et les biologistes, les faits d'observation directe, on s'est mis à édifier des systèmes d'interprétation en accouplant des thèses et des antithèses qu'on concilie ensuite au moyen d'un lien verbal. Il est manifeste que le totémisme n'est pas un phénomène simple, mais au contraire un phénomène très complexe, et qui varie avec les pays et les peuples, précisément parce que c'est un produit de l'ingéniosité humaine; l'expliquer par des formules verbales comme pensée collective, mode de penser totémique, socialisation de valeurs affectives c'est en revenir au phlogistique, sinon même à la virtus dormitiva.

Ce sont sans aucun doute ces exagérations qui ont déterminé

1) Cf. ci-dessus, chapitre XXI.

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