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INTERPRETATION PSYCHOLOGIQUE

DES << VISIONS INTELLECTUELLES » CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS

De toutes les formes revêtues par ce que l'on a appelé la connaissance mystique, les visions et les paroles dites <«< intellectuelles », décrites dans les ouvrages catholiques, semblent être les plus caractéristiques, les plus nettes, les moins fuyantes; et cependant ce sont peut-être, de tous les phénomènes mystiques, ceux qui ont été le plus mal décrits et compris par les psychologues. La plupart des travaux portant, soit spécialement sur l'extase, soit sur les visions et les voix semblent négliger systématiquement ces singuliers phénomènes d'«< intuition », ou bien en donnent des interprétations tellement élémentaires, si peu adéquates, que l'on aurait peut-être le droit de n'en tenir aucun compte; un des rares psychiâtres qui aient manifesté l'intention d'étudier méthodiquement les visions et les voix, Baillarger, semble confondre complètement visions et paroles intellectuelles, avec visions et paroles imaginaires; j'ai du reste montré ailleurs (1905, pp. 199-204)1 à quelles fâcheuses confusions cet auteur avait été amené par une étude vraiment trop superficielle des auteurs mystiques. Ces faiblesses très réelles ont été fort bien vues par certains théologiens catholiques qui n'ont pas manqué d'en tirer parti pour déclarer scientifiquement inexpliquables les phénomènes en question : « Pour les visions purement intellectuelles, dit un des derniers et non des moins ingénieux, les rationalistes ne pouvant les expli

1) Les indications placées ainsi entre parenthèses renvoient à la bibliographie placée à la fin de l'article.

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quer, préfèrent les nier, malgré le témoignage universel des extatiques » (Poulain, 1906, p. 274, n° 1).

En outre de l'intérêt que crée la difficulté même du problème, les visions intellectuelles méritent d'attirer l'attention tout particulièrement parce qu'elles sont un phénomène mystique type, au sens du moins qui sera donné ici aux mots << phénomène mystique »; c'est ce que montrera, suffisamment, je pense, l'ensemble de cet article, mais c'est ce qui m'oblige aussi à préciser quelque peu dès maintenant la signification psychologique de cette expression même.

La plus récente définition psychologique qui en ait été donnée est celle de William James (1903, pp. 380 et sq.); elle ne s'appuie sur aucune théorie, ni même sur aucune considération générale; elle est purement empirique. William James énumère et décrit sommairement quatre caractères qui, par leur coïncidence dans un même fait, légitimeraient, à ce qu'il prétend, la qualification de mystique. Le premier de ces caractères est l'ineffabilité : ce sont des états indescriptibles, il est impossible de trouver pour les caractériser des expressions adéquates (p. 380). Le deuxième caractère consiste dans ce qu'il appelle « noetic quality » : c'est-à-dire que ce sont dans une certaine mesure des états de connaissance; « quoique ressemblant extrêmement, dit-il, à des états émotifs, les états mystiques semblent à ceux qui en ont quelque expérience, être en même temps des états de connaissance; ce sont des illuminations, des révélations importantes et pleines de sens, quoiqu'elles restent non formulées, en règle générale; elles continuent ensuite à s'imposer avec une autorité singulière » (pp. 380-381). En troisième lieu, ce sont des états passagers : « les états mystiques ne se peuvent soutenir longtemps; sauf de rares circonstances, une demiheure, ou tout au plus une heure ou deux, semblent être la limite au delà de laquelle ils se dissipent à la lumière du jour.» Enfin, le quatrième caractère est constitué par la passivité du sujet, caractère que tous auteurs religieux, d'ailleurs, signalent également.

Je ne considère nullement cet ensemble de caractères comme aussi spécifique que le croit William James. La passivité, qu'il place en dernier lieu et sur laquelle il n'insiste guère, est peut-être le caractère essentiel du phénomène mystique, celui qui ne manque jamais; le caractère « noétique », en revanche, n'est certainement pas constant, non plus que la courte durée : il existe des états mystiques susceptibles de se prolonger communément bien au delà des limites assignées par William James; quant à l'ineffabilité, c'est un caractère banal, commun à un nombre indéfini d'états psychologiques, à tous ceux, en somme, qui ne sont pas spécialement des états intellectuels, - et d'autre part, les paroles ou les visions imaginaires, par exemple, ainsi qu'une multitude d'autres formes que peut prendre la révélation, ne sont nullement ineffables.

Mais, quoi qu'il en soit des autres phénomènes mystiques, pris dans leur ensemble, les visions intellectuelles se trouvent posséder ces quatre caractères et répondre en même temps à la définition que j'ai proposée dans mes conférences à l'École des Hautes-Études à savoir, que les états mystiques sont des états survenant indépendamment de la volonté du sujet, cessant de même, et pendant lesquels il semble être, de son propre aveu, passif et soumis à l'influence directe de forces supérieures; dans diverses religions, et notamment chez les mystiques catholiques orthodoxes, les forces auxquelles se trouve soumis le sujet en état mystique, sont conçues comme des personnalités surhumaines. Ce n'est là, bien entendu, qu'une définition psychologique et je ne puis mieux la caractériser qu'en répétant ici ce que je disais à ce sujet au début de mes conférences elle n'a d'autre raison d'être que de limiter assez nettement la catégorie d'états psychiques à étudier. En fait, je crois que la limitation ainsi établie est assez naturelle, qu'elle correspond à une classification naturelle des faits, mais s'il en est autrement, cela apparaîtra nécessairement à mesure des progrès que nous ferons dans l'étude des faits eux-mêmes et alors il y aura lieu de modi

fier la définition pour la mouler plus exactement sur la réalité; actuellement, toute discussion sur ce point serait prématurée parce qu'elle ne pourrait être fondée que sur des vues théoriques ou sur des généralités sans précision, et non sur des observations exactes.

Je ne crois pas avoir à défendre ici, quant à leur principe même, mes tentatives d'interprétation psychologique; on pourra dire, ou plutôt répéter, que pour « élaborer », en quelque sorte son expérience religieuse, le mystique en emprunte les éléments à la société et au milieu, s'approprie et s'adapte des idées, des formes de représentations, des manières d'exprimer ce qu'il sent, ou même des manières de sentir et, en général, des habitudes ou des instincts collectifs, il n'en restera pas moins vrai que, lorsqu'il s'agit de phénomènes bien déterminés comme ceux qui vont être étudiés maintenant, on trouve à la base de tous les récits un fait psychologique particulier essentiellement personnel, incontestable, même chez le mystique de second ordre qui n'innove pas, qui n'invente pas, qui se contente d'éprouver ce que mille autres avant lui 'ont éprouvé en des circonstances analogues.

La tâche entreprise est d'ailleurs restreinte un personnage donné nous affirme s'être trouve dans tel ou tel état ; que s'est-il exactement passé dans son esprit à ce moment, comment l'état où il s'est trouvé peut-il être ramené à des états analogues mieux connus, ayant ou non le caractère religieux? Je n'ai aucune envie d'entrer en des explications relatives à ce qu'on est convenu d'appeler la «< valeur » de tels phénomènes (valeur morale ou métaphysique) et je tâcherai que mes explications ne dépassent pas les fails, précaution que nombre de psychologues, et notamment William James, à propos de faits plus ou moins analogues, ont souvent un peu négligée.

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