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A plus forte raison en était-il ainsi dans cette haute antiquité. La proportion des illettrés devait être encore plus grande, et les hommes qui savaient écrire formaient une aristocratie qui devait avoir d'autant plus de prestige que la plupart d'entre eux avaient un caractère sacerdotal. Nous en avons la preuve dans la quantité d'inscriptions funéraires égpytiennes que nous avons conservées, qui nous indiquent le nom et la position sociale du défunt, et qui nous citent comme premier titre, le mot qui, à proprement parler, signifie écrivain. Cela ne veut pas dire qu'il fût un scribe de profession,. cela veut dire que c'était un homme ayant reçu une éducation littéraire, et, par conséquent, capable de revêtir des charges civiles ou sacerdotales et de s'acquitter des tâches que lui imposaient ces fonctions.

Revenons maintenant à Moïse, et replaçons-le dans son temps; essayons de refaire son portrait comme écrivain en nous tenant strictement à ce que nous savons des usages et des idées de son époque, et sans le juger d'après des lois qui étaient ignorées des anciens. On verra à quel point tout ce que nous savons de lui cadre bien avec les circonstances de son époque, et est analogue aux usages de ses contemporains Sémites.

Moïse appartenait à la classe des hommes qui avaient reçu une éducation soignée; il fut élevé comme le fils de la fille de Pharaon, et, comme nous le dit Etienne dans son discours, il fut instruit dans toute la sagesse des Egyptiens, ce qui doit vouloir dire qu'il connaissait les hiéroglypñes et qu'il savait les lire. Mais cela ne lui était pas d'un grand secours auprès de ses compatriotes qui étaient restés un peuple à part, et qui ne s'étaient pas fondus avec les Égyptiens. Ils étaient encore Araméens, ce qu'avait été leur père, ainsi que le dit le Deutéronome, et ils avaient certainement conservé la langue qu'ils avaient apportée de Canaan. Mais on peut supposer que, comme tous les bergers, comme les Bédouins encore aujourd'hui, ils étaient des illettrés. S'il y avait pour eux une langue écrite, c'était celle des Araméens, le babylonien cunéiforme, s'écrivant sur des tablettes, qui était en usage, non seulement en Mésopotamie, mais en Palestine, la langue des lettres de Tel et Amarna.

A la cour de Ramsès II, il y avait certainement des hommes qui savaient le babylonien et qui pouvaient l'écrire. Dans la correspondance de Tel el Amarna, on trouve des réponses du roi qui ne sont pas en égyptien, mais dans la même langue que les autres lettres ; elles ont dû être rédigées par des hommes qui connaissaient cette langue, comme les drogmans d'ambassade de nos jours. Quelquefois,

celui qui écrit s'adresse au scribe qui lira la lettre au roi et qui devra la lui traduire; car le Pharaon, nous le savons aussi par ces tablettes, avait besoin d'un interprète.

En outre, les relations commerciales ou administratives, les rapports qu'avait le roi avec ses vassaux, avec les gouverneurs des villes sujettes, ou avec les rois Sémites, devaient forcément attirer à la résidence royale des Sémites en grand nombre dont le babylonien cunéiforme était la langue officielle et l'écriture. Il n'y a donc rien d'improbable à ce que Moïse, sorti de cette cour, qui était luimême un de ces Sémites, et qui n'était pas devenu égyptien, connût cette langue et cette écriture; peut-être l'employait-on comme intermédiaire entre Egyptiens et Sémites. Mais nous ne voulons pas aller au-delà de ce qui résulte des données positives. Moïse, un homme d'éducation, Sémite, ne pouvait, à son époque, employer d'autre écriture que le babylonien cunéiforme; c'est la seule dont l'existence soit bien établie, et cela par des centaines de documents qui sont arrivés jusqu'à nous.

Mais Moïse n'est pas un simple scribe. Il a une tâche beaucoup plus vaste, il doit être le fondateur d'une religion. C'est lui qui doit donner au culte de Yahveh sa base, c'est lui qui doit en tracer les traits fondamentaux. Mais, pour cela, il faut des écrits sur lesquels cette religion repose, et Moïse fit comme les anciens scribes babyloniens ou même sumériens, il rédigea des tablettes religieuses, sur la création du ciel et de la terre, sur le déluge. Ensuite, il nous raconte aussi la vie des premiers ancêtres Israëlites, nous pourrions dire leurs héros, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph. On remarquera que les tablettes qui composent la Genèse, de même que celles des Babyloniens, sont anonymes.

Il en sera tout autrement quand Moïse sera le législateur, quand il' aura à proclamer des lois et des commandements. Alors, comme le roi Hammourapi, il se nommera. Comme le roi babylonien aussi, il déclarera ce que son Dieu Yahveh lui a fait connaître et lui a ordonné de publier.

Moïse veut écrire ce que nous appelons la Genèse, c'est-à-dire il veut exposer au peuple d'Israël, qu'il est chargé de conduire en Canaan, comment Israël a été choisi par Yahveh pour être son peuple, quand Yahveh fit alliance avec son ancêtre Abraham et ses descendants dont l'un vint s'établir en Egypte. Ce pays ne doit pas être son lieu de séjour définitif, il ne lui a pas été promis en héritage. Israël doit retourner en Canaan, y installer le culte de Yahveh et le servir fidèlement.

Voilà ce que Moïse doit dire à ses compatriotes. C'est là la justification de sa mission. Il faut qu'il leur explique pourquoi ils doivent quitter l'Egypte. Ils sont persécutés sans doute, et ils souffrent cruellement, mais il ne suffit pas que Pharaon se relâche dans ses rigueurs. Israël doit rester un peuple à part, il ne doit pas se fondre avec les habitants des rives du Nil et finir par ne faire qu'un peuple avec eux. Il a sa mission qu'il ne peut remplir que dans le pays dont la possession lui est destinée, Canaan.

Il était absolument nécessaire que Moïse mit par écrit les événements qui avaient précédé la sortie d'Egypte. Il fallait que les Israëlites eussent un livre qui établit ce que j'ai appelé ailleurs leurs titres de noblesse, et qui montrât ce qu'était l'alliance avec Yahveh et comment elle avait commencé. Sans cela, sans le récit de ce qu'avait été Abraham, l'idée religieuse qui était à la base de l'existence des Israëlites, l'adoration et le culte de Yahveh, n'aurait pas tardé à disparaître, et le peuple élu se serait laissé gagner à se prosterner devant Baal Shamash ou telle divinité des pays voisins, et il aurait oublié le Dieu d'Abraham, Isaac et Jacob.

On peut même se demander si ce n'était pas déjà le cas en Egypte jusqu'à un certain point. Jusqu'au moment de la persécution, les Hébreux avaient joui d'une grande prospérité, puisqu'ils s'étaient multipliés au point de devenir, sinon un grand peuple, du moins une tribu nombreuse et puissante. Pour eux, leur héros, leur grand homme, celui qui avait la place la plus élevée dans leurs traditions, ce devait être Joseph. C'est ce fils de Jacob qui avait atteint la seconde place dans le royaume dont il avait été le bienfaiteur, qui avait attiré sa famille dans ce pays où ils avaient vécu une vie paisible pendant que Canaan était le champ de bataille de diverses nations, et était subjugué et rendu tributaire par les Égyptiens. C'est ce Joseph dont la mémoire devait avoir survécu bien plutôt que celle d'Abraham.

mots

Il parait probable que Moïse parla de leurs ancêtres à ses compatriotes, qu'il leur peignit sous de vives couleurs ce qu'avait été la vie de leurs pères, et qu'en particulier il leur répéta ces qu'avant lui avait entendus d'Abraham : « Je suis Yahveh », le nom de leur dieu ou plutôt le serment qui était la garantie de l'accomplissement des promesses. La persécution n'était pas le seul motif qui fit quitter l'Egypte aux Israëlites. Il était d'autant plus nécessaire qu'il restât un document écrit qui rappelât tout le passé, et auquel les générations futures pourraient recourir. Il fallait que

Moïse écrivit la Genèse, qui ne pouvait pas revêtir la forme d'un livre ayant un plan méthodique, mais qui, comme tous les écrits des Sémites du temps, était sous forme de tablettes. Quelquesunes pouvaient constituer une série, mais d'autres, souvent, n'avaient pas de lien immédiat entre elles et pouvaient avoir été composées indépendamment de l'ordre chronologique.

A supposer que Moïse n'eût pas écrit la Genèse et pas un mot de la loi comme prétendent les critiques, les Hébreux n'auraient eu' aucun document leur rappelant leurs origines, et surtout ils n'auraient eu aucun livre religieux, aucun livre sacré, ce qui est pourtant la base des religions de l'Orient. Se figure-t-on le brahmanisme sans les Brahmanas, cette partie la plus ancienne du Vela, ou le mahométisme sans le Coran ? Mais pour en rester à l'époque de Moïse, on voit l'importance que les peuples de la Mésopotamie donnaient aux livres religieux par la quantité de textes de ce genre qui ont été retrouvés, et cela de presque toutes les époques. Ainsi, quand Moïse écrivait la Genèse, il ne faisait que suivre l'exemple des écrivains de sa race et de son temps.

Tous les événements qu'il y retrace sont antérieurs à lui. Il a donc nécessairement recouru à des sources, car ce n'est pas de son imagination qu'il a tiré tous ces faits. Ce n'est qu'avec l'Exode que commencent les évènements dont il a été témoin. Il a dû avoir des documents à son usage, et ce sont ces documents que nous nous efforçons de déterminer, encore une fois, en nous tenant le plus strictement possible à ce que nous connaissons des mœurs et des usages du temps.

Moïse a eu des sources, des documents à son usage, cela ne veut pas dire qu'il n'ait pas écrit le livre. Un historien comme Hérodote, Tite-Live ou Diodore est obligé de recourir à d'autres historiens ses prédécesseurs, ou à des monuments de divers genres qui attestent des faits bien antérieurs à lui, et qui souvent les relatent à des points de vue qui ne sont pas les siens. Néanmoins cela ne veut pas dire que ces auteurs n'aient pas écrit leurs livres euxmêmes, et qu'ils se sont bornés à aligner côte à côte les documents dont ils font usage, sans y mettre rien du leur.

C'est là l'erreur dans laquelle me paraissent être tombés Astruc et son disciple Eichhorn, les pères de la critique. Ils croient avoir reconnu quatre documents dont les deux principaux sont ceux qu'on nomme aujourd'hui 'Elohiste et le Yahviste. Ces documents seraient plus anciens que Moïse. Ils devaient être absolument parallèles et

narrer les événements d'une manière fort semblable. Moïse a formé un récit continu en empruntant des fragments tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Ils différaient par le nom qu'ils donnaient à la divinité. L'un l'appelait Elohim, et l'autre Jéhovah, ou pour employer la vocalisation moderne, Yahveh; de là vient que les chapitres de la Genèse, en général, se distinguent par l'un ou l'autre de ces noms.

Il y a cependant des exceptions qu'il est difficile d'expliquer par la théorie des deux documents. Pourquoi, dans les chapitres II et III, celui de la création de l'homme, où le nom de Yahveh parait pour la première fois, ce nom n'est-il jamais seul, Dieu est-il toujours appelle Yahveh Elohim? sauf dans la bouche du serpent pour lequel le nom de Yahveh n'existait pas. Astruc en fait des chapitres Yahvistes sans s'arrêter à ce que le nom d'Elohim s'y trouve aussi. Eichhorn les considère comme un fragment intercalé (Einschaltung), mais tous deux maintiennent que cet arrangement est l'œuvre de Moïse, et même Astruc s'élève avec une grande vivacité contre ceux qui le mettraient en doute. Pour eux, en dehors de la Genèse et des deux premiers chapitres de l'Exode, on ne peut attribuer le reste du Pentateuque à aucun autre auteur.

La théorie d'Astruc ne s'éloigne pas beaucoup de la composition de la Genèse telle que nous l'envisageons. Il nous semble cependant qu'on ne peut en bannir Moïse comme auteur. Nous reviendrons plus loin sur ce que la main de Moïse se montre clairement en divers endroits, la main de l'homme qui connaît bien l'Egypte, et qui s'adresse à des hommes auxquels la nature et les mœurs de l'Egypte étaient choses familières. Mais ce qui est l'erreur fondamentale d'Astruc et d'Eichhorn, c'est qu'ils ont méconnu l'unité de la Genèse, le plan arrêté du livre et le but bien défini qui est sa raison d'être. La Genèse est la charte d'alliance de Yahveh avec le peuple d'Israël. Le Dieu, le seul Dieu de l'homme, c'est Yahveh Elohim, voilà ce qui nous est dit au commencement du livre, au moment où l'homme apparaît à la lumière. Mais le Dieu qui fait choix d'Abraham, et en sa personne de tous ses descendants, c'est Yahveh celui qui fait à Abraham des promesses formelles desquelles son grand nom : « Je suis Yahveh >> est la garantie et la sanction. Le nom de Yahveh est le véritable lien qui assure l'unité du livre, c'est la clef de voûte de l'édifice. Ce but de la Genèse, ce qui, je le répète, est sa raison d'être, Astruc, pas plus que les critiques d'aujourd'hui ne s'en est préoccupé, et c'est pourquoi il accepte que le livre soit une mosaïque de fragments d'origine diverse qui ont été placés côte à côte,

sans

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