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LES DEMI-CHRÉTIENS

ET

LEUR PLACE DANS L'ÉGLISE ANTIQUE

Les documents sur lesquels se fonde, pour l'essentiel, notre connaissance de l'histoire ancienne de la vie chrétienne, écrits apologétiques ou œuvres polémiques des Pères, pièces hagiographiques, canons conciliaires, nous donnent l'impression d'un désaccord sans remède entre le christianisme et le paganisme. Il nous semble qu'un fossé profond et infranchissable a été, du premier jour, creusé entre les deux religions. Or, ce n'est certainement pas là la vérité. De nombreuses passerelles réunissaient les deux bords du fossé et bien des hommes, glissant le long de ses deux pentes, se retrouvaient et se mêlaient au fond. En d'autres termes, tout au cours des

cinq premiers siècles chrétiens au moins -on aperçoit,

par échappées, des hommes qui paraissent bien disposés pour la foi et pour l'Église, qui peuvent même tenir à elles très solidement, et qui, cependant, ne paraissent pas tout à fait chrétiens; ils s'attachent encore plus ou moins aux anciens cultes, sans demeurer véritablement païens; ils nous donnent l'impression d'une vie religieuse en partie double. Il n'est peut-être pas inexact de les appeler des demi-chrétiens, quel que soit le sens où ils penchent en fin de compte et alors même qu'ils se croient des chrétiens complets.

Maint érudit les a rencontrés sur son chemin et a signalé leur existence, avec plus ou moins de précision1. Aucun,

1. Spécialement les historiens de « la fin du paganisme », Beugnot, Schultze, Boissier, Seeck, et, en dehors d'eux, touchant la même période, beaucoup d'autres ;

que je sache, ne s'est attaché à les étudier, à les décrire et à les classer; aucun, même, ne les a parfaitement distingués — à la vérité ce n'est pas toujours facile des convertis mal lavés de leur paganisme, qui gardaient, en les adaptant vaille que vaille à leur foi nouvelle, au moins quelques-unes de leurs. vieilles habitudes et de leurs façons de penser. On les a même confondus, tout simplement, avec les mauvais chrétiens, incapables de porter les obligations de leur état1.

Cumont et Ramsay, par exemple, ont surtout insisté sur la persistance des habitudes, des usages invétérés, chez des néophytes qui n'en voient plus bien l'apparence païenne. Nous devons certainement aller plus loin et tenir pour assuré que, dans bien des cas, c'est d'anciennes croyances qu'il s'agit autant que d'anciennes manières de faire ou de dire. Il y avait certainement des degrés qui menaient du paganisme au christianisme et tous les hommes que le Christ attirait d'en bas n'avaient pas la force de gravir tous ces degrés-là ; d'aucuns s'arrêtaient en route, plus ou moins haut. Les Pères le constatent, s'en plaignent d'ordinaire, et parfois, semblent s'y résigner comme à l'inévitable2.

Sur la

par exemple: Renan, Etudes d'hist. relig. (1857), p. 58; Dill, Roman society in the last century of the Western Empire (1899), p. 12; Gwatkin, Studies on Arianism (1900), p.59; Ferrère, La situation religieuse de l'Afrique romaine (1897), p.64 et s. période antérieure au triomphe de Rossi, ap. Bullet, di archeol. crist., 1888-1889, p. 57 et ss.; Allard, Dix leçons sur le martyre (1906), p. 207 et s.; Ramsay, Cities and bishoprics, t. II, p. 486 et ss.; Cumont, Les inscriptions chrétiennes d'Asie mineure, ap. Mél. d'hist. et d'archéol., t. XV, 1895, p. 266 et s.; 290; Carcopino, Le tombeau de Lambiridi, ap. Rev. archéol., t. XVI, 1922, p. 252; etc.

1. Bon exemple ap. 2 Petr., 2, 10-22, où il s'agit de fidèles que la chair domine de nouveau et qui se laissent reprendre par les tentations du monde. Leur foi n'est pas en cause mais seulement leurs mœurs, et l'auteur leur applique deux proverbes caractéristiques : Chien qui retourne à son vomissement et Truie lavée pour se vautrer dans la fange. Il s'agit de chrétiens insuffisants et non pas proprement de demichrétiens. De bonne heure il sera entendu que les fidèles incapables de se défendre contre les vices ou crimes de droit commun ne sont plus chrétiens; cf. Tertullien, Apol., 44, 3; 46, 17; Min. Felix, Octav., 35, 6; Const. apost., 5, 2. Ces gens-là sont destinés au baptême de feu, puisqu'ils ont profané le baptême de l'Esprit : Origène,

In Jerem., hom. III, 3.

2. Présentement j'écarte de cet exposé sommaire les hérétiques avérés, tels les gnostiques; mais, dans une étude approfondie du problème, il faudrait évia été

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Il y a là un problème d'histoire, qui semble de plus en plus vaste, complexe, délicat et important, à mesure qu'on cherche à le serrer de plus près.

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Aussi bien, même si des textes très nets ne nous mettaient pas en présence de ces demi-chrétiens, nous pourrions, en quelque sorte, présupposer leur existence, sur les remarques que voici :

1o Les hommes qui ont vécu dans l'Empire romain au temps où le christianisme s'y est implanté, et, plus encore, au temps où il y a fait sa fortune, étaient dominés par le goût et l'habitude du syncrétisme1. Il était bien difficile que la religion nouvelle demeurât tout à fait étrangère à un effort si puissant et si général.

D'abord les éléments essentiels de la foi chrétienne pouvaient tenter des syncrétistes païens, désireux, tel Apulée, d'embrasser tout le divin répandu dans le monde. Heureusement pour lui, en raison de son origine et surtout de son attitude vis-à-vis des autres religions, le christianisme commença par être détesté ou méprisé, souvent les deux ensemble, dans les milieux où le syncrétisme s'épanouissait le plus largement. Il y gagna de prendre le temps de s'affermir et de se préciser assez pour ne plus craindre l'absorption quand le moment viendrait où, les préjugés dissipés, il se trouverait en butte aux entreprises syncrétistes païennes. Ce moment devait venir pour lui, comme il était venu pour le judaïsme, d'abord aussi ombrageux, aussi exclusif, aussi peu sympathique aux Gréco-romains que lui-même, et qui, cependant,

souvent moins apparente pour eux et même pour leurs contemporains que pour les hérésiologues postérieurs et pour nous. Cf. Origène, De princip., 1, praef., 2, sur les désaccords profonds entre gens qui Christo credere profitentur, désaccords qui portent sur Dieu, sur le Christ, sur le Saint-Esprit et sur nombre d'intermédiaires : de aliis creaturis, id est vel de dominationibus, vel de virtutibus sanctis...

1. Wendland, Die hellenistisch-römische Kultur2 (1912), p. 163 et ss.

avait fini par être compromis, bon gré, mal gré, dans des combinaisons religieuses assez diverses1.

D'autre part, je veux dire en considérant la question du côté chrétien, la contagion syncrétiste ne pouvait guère manquer d'atteindre les fidèles. Sans doute, dès que l'Église prit conscience d'elle-même, elle les mit en garde contre ce danger; mais l'expérience révéla d'abord qu'il était assez subtil pour ne pas toujours se laisser voir et dépister, ensuite qu'il n'était pas dans tous les cas aussi pernicieux qu'on aurait pu le craindre, que, s'il pouvait créer à la fois des difficultés sérieuses et des embarras pénibles, il n'était pas incapable de procurer d'appréciables profits. En d'autres termes, sans que l'Église en eût nettement conscience, par l'effort lent, spontané, naturel, des chrétiens de tous les étages, venus de tous les milieux de la Gentilité, il entra en elle une quantité considérable de matière religieuse, cultuelle, liturgique, qui lui venait, par la voie syncrétiste, de son ambiance païenne. Elle la transforma à son usage et l'assimila sans même y prendre garde 2; son bon sens et son tact la protégeant contre les grosses imprudences et les exagérations irréductibles.

Il y en eut; c'était inévitable, justement parce qu'en ce temps-là, où l'Eglise ne possédait pas encore une véritable centralisation doctrinale et disciplinaire, les initiatives particulières les plus audacieuses pouvaient se produire et s'exercer longtemps, avant que la foi moyenne des communautés ait pu prendre décidément parti sur elles. On vit donc dans l'Église plus d'un genre d'éclectisme, disons mieux, de syncrétisme, aux cinq ou six premiers siècles, tant que le paganisme et la spéculation antique eurent vie trans

1. Cumont, Les relig. orientales3, p. 94-97; 331 et s.; Friedländer, Synagoge und Kirche (1908), p. 100 et ss.; F. Jackson et K. Lake, The Beginnings of Christianity, T. I (1920), p. 84 et ss.; Toussaint, L'Epitre de S. Paul aux Colossiens (1921),

p. 80 et ss.; 143 et ss.

2. W. Soltau, Das Fortleben des Heidentums in der altchristlichen Kirche, Berlin,

1906.

3. C'est le mot qu'emploie Matter, Hist. critique du Gnosticisme, t. I, p. 251, qui énumère un certain nombre des entreprises de ce genre, indépendantes du gnos

ticisme proprement dit.

missible. Les combinaisons gnostiques diverses représentent un courant syncrétiste; les adaptations stoïciennes et néoplatoniciennes des Alexandrins de l'école de Pantène, et, dans la même ligne, celles des grands Cappadociens, celles d'un Nemesius d'Emèse, d'un Synesius, d'un Enée de Gaza; en Occident, celles d'un Augustin ou d'un Boëce, figurent un second courant. Il y en a d'autres encore ainsi la méthode de substitution employée par Grégoire le Thaumaturge dans une prédication particulièrement difficile1, en détermine un; l'effort d'un Arnobe pour introduire dans les cadres de la foi chrétienne les représentations métaphysiques essentielles de l'hermétisme qu'il vient de quitter, en décèle un également. Et, ici, nous sommes tout près des demi-chrétiens proprement dits. Ils représentent comme le cas extrême du syncrétisme christianisant.

Seulement il paraît usuel que ces demi-chrétiens ne syncrétisent pas, je veux dire n'harmonisent pas leurs croyances diverses; ils les juxtaposent tout simplement. C'est que ces confusions religieuses se produisent chez des hommes très différents et par leur culture générale et par leur éducation chrétienne.

2o De tous temps il s'est trouvé, en effet, des chrétiens mal instruits de leur religion et, par suite, mal défendus contre les suggestions de leur ambiance première. Talis imperitia nonnullorum catholicorum, venatio Manichaeorum, écrira S. Augustin, qui voyait un grand nombre de ces gens-là autour de lui'. Le manichéisme n'a pas eu le monopole de cette venatio. Déjà Origène se plaint du tort fait à la religion. du Christ par les ignorants et il prétend que mainte niaiserie prêtée par Celse à tous les fidèles n'est que le bien de ceux-là1. Tertullien, également, distingue entre les chrétiens dont l'instruction est excellente et ceux dont l'imperitia se contente

1. Harnack, Mission und Ausbreitung2, t. II, p. 174 et ss.

2. Carcopino, Le tombeau de Lambiridi, p. 73 et ss.

3. Contra Faustum, 14, 8. Augustin lui-même a été longtemps un imperitus de l'espèce qu'il vise.

4. C. Celse, 7, 27.

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