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FOI BOUDDHIQUE ET FOI CHRÉTIENNE

(1)

yeux

La conception de la foi sur laquelle ont vécu nos ancêtres depuis l'antiquité est tout à fait particulière à notre civilisation ; elle diffère grandement de la forme qu'a revêtue la croyance soit dans l'Inde, soit en Chine. Cette relativité de nos attitudes mentales, évidente aux yeux des Orientaux qui nous jugent, ne nous apparaît à nous-mêmes que si nous acquérons quelque information sur des cultures intellectuelles autres que la nôtre. Nous nous bornerons ici à opposer la foi indienne à la foi selon l'Occident méditerranéen, laquelle devait aboutir à trois scolastiques sœurs: la juive, la chrétienne, la musulmane.

La foi bouddhique procède de la foi brahmanique. Cette dernière implique une double confiance en l'efficacité de l'opération rituelle, et en la compétence du technicien qui sacrifie au bénéfice du fidèle. L'Hindou obtient de la religion les avantages qu'il en attend, s'il agit avec craddha et satya, mots que nous serions tentés de traduire par « foi » et << science »>, mais qui veulent dire, au propre confiance en la valeur du culte, et ponctualité dans son exécution. Ainsi la foi brahmanique n'est point un succédané, mais un concomitant de la connaissance exacte; elle n'est pas un mode de connaissance, mais un instrument pour l'action. Loin de requérir l'existence de dieux, elle se contente de fonder l'efficience des rites.

(1) Communication présentée au Congrès d'Histoire du Christianisme, réuni à l'occasion du Jubilé de M. A. Loisy, 21 avril 1927.

Le Bouddhisme introduisit dans le milieu brahmanique un sombre pessimisme: il proclamait que l'homme reste esclave et misérable tant qu'il agit; que nous devons par conséquent cherche non pas tant le vrai que la délivrance. Or on s'affran chit de cette servitude, la transmigration, si l'on prend « refuge >> en le Bouddha, en sa Loi et en sa Communauté. La foi, qui procure ainsi le << triple joyau », est le joyau suprême. Elle assure à quiconque cet apaisement qui signifie l'évanouissement du désir égoïste, elle fait « passer à l'autre rive », celle d'où l'on ne revient pas, par-delà le flux de la transmigration.

Voyons de plus près, dans l'exemple de la conversion d'Upâli (Majjhima Nikaya, I, 378), comment opère la foi bouddhique. Après que ce personnage a trouvé asile moral auprès du Maitre et de ses disciples, le Maître lui enseigne les aumônes, la moralité, les récompenses célestes (monde vulgaire); puis la bassesse des plaisirs, le prix du renoncement (phase ascétique); enfin, quand il a de la sorte pétri son cœur, il lui révèle la souffrance, les origines de la souffrance, la suppression de la souffrance, le chemin qui conduit à cette suppression. Les quatre « vérités » ne sont compréhensibles qu'après la préparation qui résulte de la foi.

Qu'est-ce à dire, sinon que la foi prélude à la connaissance, mais ne la renferme pas. Elle implique une attitude de l'esprit, non la possession d'un dogme. Elle peut suppléer la connaissance, car elle suffit à délivrer le commun des hommes, mais parce que le commun s'en remet à l'expérience métaphysique décisive accomplie par le Bouddha lors de son illumination (bodhi).

Avant d'acquérir la compréhension totale, celui qui devait devenir Bouddha passa, lui aussi, par une phrase comparable à ce qu'est la préparation par la foi chez le fidèle bouddhique. Nous faisons allusion ici à cet ébranlement graduel du préjugé individualiste ou égoïste qui se produit en le Çakyamuni à partir des premiers contacts avec la douleur et la misère. Voilà ce qui, chez ce sage privilégié, correspond à ce quì, chez les

autres hommes, est la vraie chance ou l'insigne mérite de vivre en l'époque où prêche un Bouddha. En ce sens, mais exclusivement en ce sens, la foi est << difficile à acquérir

»>.

La difficulté ne réside pas en ce que la foi violenterait l'intell ligence.

Dans la « foi du charbonnier >> comme pour le Çâkyamuni, seule la connaissance sauve; il faut la bodhi du Bouddha pour fonder en droit le salut du vulgaire qui n'atteindra jamais à la science intégrale. Mais en fait la foi assure la délivrance des simples d'esprit, pourvu qu'ils prennent le bon « sentier ». L'autorité du Bouddha n'est point l'ordre d'un Dieu, mais l'indication décisive fournie par un esprit compétent comme peut être salvatrice la direction donnée en montagne par un berger qui connaît le pays, ou en mer par un pilote expert et sûr.

Cette foi se distingue donc du piétisme dévot des religions populaires (bhakti), où il y a refuge en un Dieu personnel ; et elle ne se distingue pas moins de la sèche intelligence d'une vérité abstraite. Ce n'est pas de l'amour, car il s'y produit un apaisement de l'affectivité; ni de l'espérance, car il y règne une tranquillité acquise, pleinement savourée ; ni du culte, car n'interviennent ni dieu, ni rite.

Une telle confiance en l'omniscience d'un sage humain philosophe plutôt que prêtre est extérieure à la connaissance, mais elle ne s'y oppose jamais. Pas de dogmes soit étrangers, soit supérieurs à la raison, de toute façon irrationnels. La foi étant le vestibule de la connaissance, on peut dire credo ut intelligam, mais jamais credo quia absurdum. Jamais semblable foi ne recèle de doute, puisqu'en droit la certitude absolue se trouve acquise, et puisque jamais la croyance n'apparaît comme libre.

Le même mot, çraddhâ, s'applique à la foi selon le Brahmar nisme et selon le Bouddhisme. En tout cas ce terme ne renferme pas le même contenu que nos expressions « foi », « croyance ». Le contenu de ces deux mots qui ne se trouve point impliqué dans craddha se rencontrerait en partie dans d'autres termes

sanskrits:

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Vrata désigne la foi au sens de vocation que l'on professe, de choix que l'on fait pour la vie entière, de décision personnelle que l'on prend. Observance occasionnelle, en ce sens qu'elle n'est point inhérente à l'essence normale et permanente d'un être. Effectivement, la consécration par laquelle on se « voue >> a la religion se surajoute comme un élément nouveau à ce que nous étions comme êtres naturels. Voilà ce qu'il advient quand on « prononce ses vœux ».

Pranidhi connote le vœu en une acception différente: celle de l'optatif. En tant qu'exprimés, une intention, un souhait deviennent parole, et la parole devient une efficace. Pour désigner l'esprit comme appliqué, tendu vers un but, possédé par un engagement, l'Inde parle de pranidhâna.

Adhimukti enfin, signifie cette disposition confiante de l'esprit, d'où résulte une certaine orientation de cet esprit. Voilà ainsi quelques termes qui tant bien que mal correspondent à divers aspects de ce qu'implique pour nous la foi. Aucun n'équivaut à notre notion à nous et ne lui est superposable. L'enquête que nous ouvrons en chaque circonstance sur le vocabulaire philosophique de civilisations différentes aboutit toujours à ce résultat.

Résultat plus instructif que décevant. Toute aperception d'une relativité amorce un progrès. En saisissant par où la foi, dans -l'Inde, diffère de la foi selon l'Europe, nous pouvons voir s'éclairer plus d'un problème. Si chez nous la foi fut tourmentée, instable, voulue plutôt que possédée; si elle a supposé chez les martyrs la grâce et si elle accabla d'anxiétés un Pascal, un Loisy, c'est parce qu'elle se présente à nous en conflit avec la raison; mais elle ne se présente ainsi qu'en vertu de contingences historiques, propres à notre civilisation, non en vertu de nécessités inhérentes à toute conscience humaine. Il en va de la sorte parce que l'Occident a donné l'armature logique de la philosophie grecque à des idéaux sémitiques: vocation paradoxale que s'assignèrent Juifs, Chrétiens, Musulmans. Pour nous en tenir au seul Christianisme, il apparait en pleine lumière à la critique comparative, comme il est manifeste aux Orientaux, que cette religion doit ses

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