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primer le droit par la force. La saga raconte cela assez longuement, et Egil y improvise deux strophes infamantes, une contre le roi, l'autre contre la reine (1).

S'étant embarqué sur le navire que lui a donné son fidèle ami Arinbjorn, Egil met à la voile, et les deux amis se séparent. Alors Egil chante:

Svá skyldi god gjalda,

gram reki bönd af höndum,

reid sé rögn ok Odinn,

rán mins féar hánum ;

folkmýgi lát flœja,

Freyr ok Njörðr, af jördum,

leidisk lofda stríði,

land áss, þanns vé grandar.

A cet endroit Egil invoque en les nommant, trois dieux: Odin, Frey et Njord. Il faut traduire la strophe ainsi :

« Que les dieux chassent le roi ! Voilà comment ils devraient le punir d'avoir dérobé mon bien. Que la colère des puissances et d'Odin soit sur lui! Dieu du pays! fais que l'oppresseur du peuple s'enfuie de ses terres. Puissent Frey et Njord haïr l'ennemi des måles, le violateur du lieu sacré [c'est-à-dire le lieu du tribunall! »

Egil prend le large. Il passe devant une station de pêche installée dans une petite île, où des pêcheurs lui apprennent que le roi l'a fait proclamer hors-la-loi. Egil chante:

Lögbrigdir hefr layda

lindalfs, fyr mér sjalfum,
blekkir brædra sökkva

brúdfang, vega langa;

Gunnhildi ak gjalda,

greypt's hennar skap, þenna,

ungr gatk ok læ launat.

landrekstr, bili grandat.

(1) Finnur Jónsson, Den norsk-islandske skjaldedigtning, A I, p. 53,

B I, pp. 46 s.

« L'infracteur des lois a ordonné pour moi de longs chemins loin d'ici; la femme du guerrier [la reine Gunhild] attire le fratricide le roi Eirik]; c'est à Gunhild au cœur féroce que je suis redevable de mon exil; quand j'étais jeune, je pouvais agir promptement et payer de retour ceux qui m'avaient pris

en traître. »

Egil retourne à la côte, tue l'un des fils du roi et, avant de quitter définitivement la Norvège. il débarque près d'une île située au loin sur la mer. La saga poursuit ainsi :

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Egil débarqua dans l'île. Il prit en main une perche de coudrier, s'avança sur un rocher qui faisait face à la terre ferme, saisit une tête de cheval et la mit au bout de la perche. Puis il proféra certains mots [une incantation] et prononça :

Ici j'élève une perche infamante, et j'en tourne l'infamie contre le roi Eirik et la reine Gunhild, à ces mots il dirigea la tête de cheval vers le continent; j'en tourne l'infamie contre les esprits du pays (les landvættir, des êtres féminins de qui dépend la prospérité du pays) pour qu'ils se fourvoient tous et ne puissent regagner ni retrouver leurs logis avant d'avoir chassé Eirik et Gunhild hors du pays.

Sur quoi il ficha la perche dans une crevasse et l'y laissa. De nouveau, il tourna la tête de cheval du côté de la terre, et sur la perche il grava des runes qui portent en elles toute cette incantation. Ayant fait cela, il se reembarqua.

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Ces deux strophes infamantes figurent en des endroits tels qu'il y a lieu de les soupçonner d'avoir été incorporées au récit par l'auteur prolixe de notre saga. Cette dernière, il est vrai, ne dit pas expressément que les strophes furent gravées sur La perche, mais ils est vraisemblable qu'elles l'ont été, puisque par leur contenu elles se prêtaient merveilleusement à former « toute cette incantation » dont parle la saga. Cette fois nous avons donc la chance de posséder deux strophes différentes inspirées par une même situation. Elles comptent parmi les plus vigoureuses chansons infamantes que nous connaissions, et si c'est Egil, fort en runes, qui les a faites, nous avons tout lieu de supposer

qu'il a employé le sortilège runique le plus intense qui fût à sa disposition. Une hypothèse qui s'impose, c'est qu'il aurait ajouté à la force des runes en produisant des groupes de 24 ou d'un multiple de 24 caractères (48, 72, etc.). On aurait pu obtenir dans les strophes de drôttkvætt des groupes de ce genre, si chaque demi-strophe, c'est-à-dire quatre lignes qui forment un tout par le sens, avait eu un nombre déterminé de runes, qui aurait nécessairement été un multiple de 24 ou de 16.

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Nous allons maintenant étudier de plus près les quatre moitiés de nos deux strophes. Je les écris avec Forthographe runique ordinaire du xe siècle, qui ne marquait pas le son n devant det de g. Pour ce qui est de la notation phonétique, on peut être tout à fait conséquent, puisqu'il s'agit d'un maître comme Egil (1).

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(1) Comme il ne s'agit pour nous que du nombre des lettres, j'ai jugé inutile, ici comme par la suite, de distinguer entre les deux runes de l'a

(a ordinaire et a nasal).

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Le résultat est surprenant: toutes les quatre demi-strophes se composent de 72 runes, 3x24. Si nous avions eu affaire à une seule demi-strophe, je n'aurais pas osé insister sur ce détail numérique, crainte d'être taxé d'arbitraire aux endroits où l'écriture runique du xe siècle admettait une graphie différente. Un fait plus important, c'est qu'on arrive à établir le même état numérique dans l'une et l'autre demi-strophe, à condition, bien entendu, d'avoir orthographe tout à fait conséquente. Ajoutons que l'une des strophes est d'un contenu qui se prêterait fort bien à des rapports numériques intentionnels. Or, nous sommes ici en présence de deux strophes réunies quatre demi-strophes d'un contenu tel (infamie frappant tour à tour le roi et la reine) qu'on s'attend à des runes d'une puissance magique aussi efficace qu'ont peut l'imaginer. Pour le contenu, les deux strophes dirigées contre Eirik Hache sanglante et Gunhild diffèrent de l'ensemble des quarante autres strophes improvisées en drôttkvætt qui sont attribuées à Egil par la saga. Après avoir fait des recherches je crois pouvoir affirmer d'ores et déjà qu'elles diffèrent de tous les autres vers de la saga.

Vous me demanderez: ces deux strophes runiques infamantes d'Egil sont-elles tout à fait isolées dans la poésie norroise avec leurs rapports numériques intentionnels ?

On trouvera naturel que ces deux chansons m'aient amené à parcourir la plus ancienne poésie norroise en vue de résoudre la question que vous venez de me poser. Je puis vous présenter dès maintenant quelques résultats provisoires de mes recherches. Il en ressort que ces rapports numériques dans les vers scaldiques destinés à être gravés en runes apparaissent de pré

férence, et très fréquemment, dans les chansons infamantes, autant que je puisse en juger pour le moment, mais il faut ici, semble-t-il, prendre en considération aussi d'autres genres poétiques.

Je citerai un exemple qui paraît être d'une importance asseZ

considérable.

Dans le nord-ouest de l'Islande, un homme vivait à peu près en même temps qu'Egil Skallagrimsson. Il s'appelait Völu-Stein, parce que sa mère était une magicienne, une völva. Stein avait deux fils, Ögmund et Egil. Ögmund fut tué, et son père ne pouvait s'en consoler. L'autre fils, Egil, alla trouver le sage scalde Gest Oddleifsson et lui demanda le moyen de consoler le père. Alors Gest, dit-on, se mit à composer le début d'une ode-panégyrique (drâpa) sur le mort, l'Ögmundardrápa, poème dont on ne sait rien par ailleurs. Mais une autre de nos sources nous a conservé, sous le nom de Völu-Stein, deux demi-strophes. Dans la première un certain Egil, qui ne peut guère être que le fils de Völu-Stein, est invité à écouter un chant; dans la seconde le poète rappelle avec tristesse le souvenir d'un être qui lui fut cher et que le tombeau a englouti. Konrad Gislason, le grand connaisseur de la poésie norroise, a émis une hypothèse séduisante, c'est que Gest aurait commencé un chant que Völu-Stein aurait plus tard continué pour se consoler lui-même. En œ cas la première demi-strophe serait probablement de Gest, et la seconde du père en deuil.

On a interprété ainsi les deux demi-strophes (1)

1. Heyr Mims vinar mína

(mér 's fundr gefinn þundar)
vid góma sker glymja
glaumbergs, Egill, strauma.

2. Mank, pats jörd vid orda
endr myrk Danar sendi
grænnar gröfnum munni
gein Hlödvinjar beina.

(1) Finnur Jónsson, Skjaldedigtning, AI, p. 98 s., BI, p. 93.

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