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El-Hallâdj et le panthéisme

à propos de deux livres récents (1)

La présente étude n'est pas, à à proprement parler, un compte rendu: on ne peut guère songer à présenter dans cette Revue une analyse intégrale de ces deux ouvrages (2), volumineux, touffus, éminemment techniques, où défilent presque toutes les questions d'ordre religieux, mystique, philosophique, lexicographique, agitées dans l'Islâm non seulement au temps d'El-Hallàdj, mais, subsidiairement, avant et après lui. Il n'est guère possible non plus, sans de perpétuelles redites, de les analyser séparément: car ils touchent aux mêmes questions et gravitent autour d'un même objet (cf. T, Préface, p. 1, 1. 1), qu'on pourrait appeler le problème d'El-Hallâdj. Nous allons donc nous attacher exclusivement à mettre en relief ce problème capital et à esquisser une critique de la solution qu'en propose l'auteur.

Le problème d'El-Hallâdj est celui de son hétérodoxie. Il a reçu à travers les âges, dans le monde musulman, les solutions

(1) Louis MASSIGNON, Thèses pour le doctorat ès lettres :

10 Thèse principale: La passion d'Al-Hosayn-ibn-Mansour-al-Hallaj, martyr mystique de l'Islâm, exécuté à Bagdad le 26 mars 922; étude d'histoire religieuse, avec XXVIII planches et un Index. XXXI +942 + 105 pp. Paris, Geuthner, 1922;

2o Thèse complémentaire Essai sur les origines du lerique technique de la mystique musulmane. 302 + 104 pp. Paris, Geuthner, 1922.

Pour plus de brièveté, nous désignerons par la lettre P, initiale du mot Passion, la thèse principale, et par la lettre T. initiale des deux mots Termes techniques, la thèse complémentaire. L'initiale M. désignera M. Massignon.

(2) M. Ladreit de Lacharrière en a donné une analyse suivie dans le Bulletin du Comité de l'Afrique Française, novembre 1923.

les plus diverses, dont la gamme va de l'« infidélité » absolue jusqu'à l'éminente sainteté. M. fait une revue si minutieuse et si complète non seulement de toutes ces interprétations mais de tous les auteurs, séparés souvent par d'imperceptibles nuances, de tous les textes, de tous les témoignages, que ces interprétations divergentes apparaissent dans son livre à peu près sur un même plan. Mais en fait, dans l'Islâm, l'interprétation péjorative l'emportait de beaucoup: les apologistes s'en tenaient généralement à plaider les circonstances atténuantes; presque tous le docteurs qualifiés, hérétiques ou orthodoxes, juristes, théologiens ou philosophes, s'accordaient à reconnaître la légitimité de la condamnation (P 352, 1. 18 et n. 1); et nos orientalistes s'étaient bornés à enregistrer cette opinion dominante. El-Hallâdj était donc resté jusqu'ici le type achevé de l'impie extravagant, du mystique sacrilège, qui, au sortir du ravissement extatique, l'esprit affolé par la prodigieuse vision, le cœur enflé d'un monstrueux orgueil, criait ce blasphème épouvantable: Anâ 'l-haqq, Je suis la Vérité!», c'est-à-dire « Je suis Dieu!» Il apparaissait dans I'Islâm comme le Satan du mysticisme (1), plus lapidable que Satan qui, en s'élevant au-dessus d'Adam, et en refusant avec insolence de se prosterner devant cette créature faite de boue (2), n'avait pas songé du moins à s'identifier avec le Dieu Unique.

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M. s'inscrit en faux contre ce jugement de flétrissure. Pour lui, El-Hallâdj « présente le type achevé des vocations mystiques» inspirées inspirées par la méditation du Qoran et l'intériorisation d'une vie cultuelle humble et fervente» (T 279 1. 21 à 23). Il marque l'apogée du mysticisme musulman orthodoxe (3). Sans inventer de toutes pièces aucune doctrine essen

(1) Cf. L. Massignon, Ana al Haqq, étude historique et critique sur une for mule dogmatique de théologie mystique, d'après les sources islamiques, article de la revue Der Islam, 1912, p. 251, n 1.

(2) Qoran, VII, 10-12 XV, 26-35, etc.

(3) Notons qu'en 1912, dans son article cité ci-dessus, M. déclarait incompatible avec l'enseignement du Qoran la doctrine halladjienne de l'union mystique << Certains versets isolés, écrivait-il, pourraient l'étayer, mais l'ensemble du

tielle, il a parachevé l'oeuvre encore imparfaite de ses prédécesseurs et de ses maîtres orthodoxes, les Hasan el-Baçrî et les Mohâsibi, les Sahl et les Djonaïd (1). « Son originalité, c'est la cohésion supérieure des définitions groupées, et la fermeté d'intention maîtresse qui l'a mené jusqu'à l'affirmation publique, au prix de sa vie, d'une doctrine que ses maîtres n'avaient pas osé rendre accessible à tous » (T 279 1. 11). C'est aussi, subsidiairement, « l'ordre particulier de préséance réelle où les problèmes, comme la création, l'expiation, le jugement... sont abordés et résolus » (P 463 1. 19 à 1. 22). Après lui commence, pour s'acheminer par étapes successives vers une doctrine de plus en plus hétérodoxe, la décadence, la « décomposition » du grand mouvement mystique de l'Islâm (T 284 1. 4; Conclusion, pp. 284 à 286).

Les deux livres de M. visent donc avant tout à la révision du procès d'El-Hallâdj; à la réparation d'une erreur judiciaire commise au x° siècle par une haute cour de caractère à la fois religieux et politique, prononçant une sentence d'excommunication et de mort généralement ratifiée depuis par la tradition musulmane; à une apologie, qui va jusqu'au panégyrique, de la doctrine mystique et de la foi orthodoxe d'El-Hallâdj.

La question ainsi posée, quel est le point vif du débat? A. quel critère pourra-t-on reconnaître qu'un mystique musulman est orthodoxe ou ne l'est point?

Sans doute, on interrogera d'abord ses actes, ses mœurs, ses règles de conduite. Ainsi fait M.: El-Hallâdj, dit-il, «est un moû'min qui continue à observer avec fidélité et ferveur

Qoran la condamne. » (253; cf. le contexte). « En Islam, ajoutait-il, la théorie du holoul (c'est-à-dire de l'incarnation en l'homme de l'Essence divine: cf. P 372 1. 11; 527 1. 17), directement opposée à celle de la révélation coranique ne pouvait être qu'excommuniće (253 1. 18). La pensée de l'auteur a donc, depuis, notablement évolué sur certains points, et avec une parfaite franchise il en fait plus d'une fois l'aveu. Nous nous bornons, comme il sied, à la prendre telle que nous la trouvons dans ses deux derniers ouvrages.

(1) T 279 1. 6 à 1. 15; cf. 284 1. 5 à 1. (prédécesseurs en général); T 274 24 et 275 1. 16, 1. 22 et suiv. 277 au bas (Djonaïd); P 467 dern. 1. et 468 1. 1 (Hasan, Sahl, Djonaïd); P 540 1. 7; 618 1. 1 et suiv.; 707 au ba 723, 758 (Mohasibi); P 830 1. 17 (Hasan et Mohâsibi).

tous les devoirs d'obligation de l'Islâm, c'est un moslim, fidèle citoyen de la communauté musulmane, qui se plie aux lois temporelles de l'Etat » (1); « très fidèle aux stricts préceptes de la loi sunnite, il était, pour les rites sujets aux controverses des écoles, tutioriste;... il suivait sur les points discutés la solution la plus rigide » (P 70 l. 21 à 1. 25).

Mais les actes et les maximes ne sont que l'extériorisation des sentiments. Ne suffira-t-il donc pas de remonter aux sentiments, que les actions, les paroles, les écrits, expriment ou décèlent, pour dégager « l'intention maîtresse de la doctrine, son dessein, son but» (2), et pour trancher, après confrontation de cette intention maîtresse avec celle de l'Islâm sonnite, la question d'orthodoxie? M. paraît l'avoir cru tout d'abord; car dès la première page de la Préface de P, voici comment il définit l'objet du livre : « L'exposé de ses origines historiques (il s'agit de la légende hallâdjienne) montrera quelle personnalité en a été le sujet, et la traduction de ses œuvres permettra de reconstituer sa doctrine de l'amour mystique et du sacrifice réel » (P XI 1. 13 à 1. 16). Certes, la sincérité de l'amour mystique chez El-Halladj, la véhémence de son enthousiasme extatique, ne sauraient faire aucun doute. L'un des principaux mérites de M. est d'avoir accumulé sur ce point, comme sur les autres d'ailleurs, une telle masse de documents que le lecteur est tenté de s'en déclarer accablé. Mais la pureté, l'intensité de ces sentiments surhumains, n'ont jamais été l'apanage exclusif d'une église ou d'une secte, et ne sauraient fournir, dans aucune religion, un critère d'orthodoxie. Même la résignation absolue aux décrets de la volonté divine, ce sentiment que l'on pourrait être tenté de proposer comme caractéristique de la foi musulmane, est-il plus spécifiquement sonnite que kharédjite ou chi'ite? Pour trouver un

́1) P 69 1. 6 à 1. 10; cf. 250 1. 17 à 1. 19; 251 1. 2 à 1. 5; 758 1. 2 à 1. 5 ; 717 1 15 et 16; 830 1. 16.

2) P 463, 3 av dern. 1. M. ajoute : « Or, c'est ceci même qui seul nous importe, en définitive: ce vers quoi nous allons ».

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critère décisif d'orthodoxie, il faut donc de toute nécessité, par delà les actes et les sentiments, aller jusqu'aux idées, jusqu'aux dogmes; et le dogme que semblait menacer directement la formule la plus représentative de la doctrine halladjienne, Anâ'l-haqq », c'était évidemment le dogme par excellence de l'Islam orthodoxe, celui de l'unité de Dieu, de sa transcendance absolue. Monothéisme ou panthéisme, telle est l'alternative à laquelle, en fin de compte, se réduit essentiellement le problème d'El-Hallâdj. Peu importe que le tribunal appelé à le juger n'ait point posé la question en ces termes: nous verrons plus loin les raisons pour lesquelles il ne pouvait être en état de le faire. Incapable de dégager et de formuler le principe dangereux, dont il n'avait qu'un obscur sentiment, il se rabattit à en incriminer certaines conséquences. Mais ce qu'il visait, vaguement, n'était-ce pas, en somme, la tendance panthéiste? Tel est, en tout cas, le sentiment des générations suivantes, de plus en plus explicite à mesure que se précise la notion de panthéisme. L'auteur lui-même, au surplus, ne s'est pas mépris réellement sur ce point, en dépit de la phrase liminaire que nous avons citée, et où il n'était question, ce semble, que de sentiment: soit que dans cette phrase sa plume ait trahi quelque peu sa pensée, et qu'au lieu de « la doctrine de l'amour mystique » il faille lire tout au moins, comme dans la Conclusion de T (284 1. 6), la doctrine de « l'union mystique », soit qu'au cours de la rédaction de ses deux livres, échelonnée sur une dizaine d'années, les considérations qui précèdent aient agi peu à peu, plus ou moins clairement, sur son esprit, c'est bien, en fin de compte, autour de ce dogme fondamental, le monothéisme absolu, qu'il a concentré sa défense de l'orthodoxie hallâdjienne. Il la développe assez abondamment, sinon dans une argumentation continue et méthodiquement ordonnée, du moins, suivant sa manière habituelle, en procédant par touches successives, à mesure que, dans une discussion sur un point particulier, à propos d'un texte, d'un terme technique, une nouvelle occasion se présente

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