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LE PARLER EN LANGUES DES PREMIERS CHRÉTIENS

ET SES CONDITIONS PSYCHOLOGIQUES

Il y a trois quarts de siècle un médecin français Lélut, consacrait au Démon de Socrate un livre' dont les conclusions sont aujourd'hui dépassées, mais qui mérite encore d'être cité pour la méthode qu'il inaugure. Le sous-titre en est significatif; le voici : Spécimen d'une application de la science psychologique à celle de l'histoire. Il y dans ces mots tout un programme qui au début du vingtième siècle n'a rien perdu de son intérêt. L'ouvrage que M. Émile Lombard 2 vient d'écrire sur la glossolalie chez les premiers chrétiens et les phénomènes connexes montre mieux qu'aucun autre à nous connu ce que l'histoire, et l'histoire religieuse en particulier, peut attendre de la collaboration intime des deux disciplines que Lélut ambitionnait d'unir.

La méthode suivie par M. Lombard nous paraît si féconde qu'il ne peut être que profitable de l'étudier de près; d'ailleurs, on le verra, en l'appliquant aux faits qu'il a lui-même groupés avec tant de sagacité, nous aboutirons à une interprétation de la glossolalie différente de la sienne, et nous verrons ainsi se poser devant nous des questions que nous ne prétendrons pas à résoudre mais qui, croyons-nous, offrent un intérêt de nouveauté pour les historiens des origines du christianisme et méritent de leur être signalées.

Nous nous placerons dans ce qui suit au point de vue du psychologue. Nous n'avons pas repris par nous-même l'étude des questions de critique qui se posent à propos des documents que nous citerons. M. Lombard, qui est un théologien, nous a paru être très au courant des travaux poursuivis en Allemagne et ailleurs sur les épîtres de Paul et sur les Actes des Apôtres; nous avons adopté ses solutions sous bénéfice d'inventaire.

La première épître de saint Paul aux Corinthiens répond à une lettre par laquelle la communauté chrétienne de Corinthe avait demandé à

1) F. Lélut, Du démon de Socrate. Paris, 1836.

2) Emile Lombard, De la glossolalie chez les premiers chrétiens. Préface de Th. Flournoy. Lausanne, 1910.

l'apôtre son avis sur plusieurs cas embarrassants. Une de ces questions se rapportait aux inspirés (VEUμatixo); elle provoqua une réponse qui remplit les chapitres XII-XIV de l'épître, dans lesquels Paul apprécie, quant à leur valeur religieuse et à la part qu'il convient de leur faire dans le culte public, les dons spirituels auxquels les Corinthiens attachaient un si grand prix. Parmi ces dons, ou charismes, aucun n'excitait l'admiration et l'émulation ambitieuse des fidèles autant que le < parler en langues » ou glossolalie.

En quoi consistait la glossolalie corinthienne? Paul ne la décrit pas; il s'agit de faits bien connus de ses lecteurs. Mais il y a dans ces chapitres assez d'indications pour que nous puissions arriver à une définition provisoire du phénomène. La glossolalie est un langage, mais d'une espèce bien particulière.

D'abord celui qui parle en langues ne parle pas «< avec son intelligence » (I Cor. XIV, 2. 14. 15. 19), il n'est pas l'auteur de ce qu'il dit, il n'en est que l'organe. En d'autres termes la glossolalie est un phénomène automatique, étranger à la volonté consciente.

Ensuite, c'est un langage inintelligible aux auditeurs : on ne le comprend pas (I Cor. xiv, 2).

Enfin, c'est un langage susceptible de varier suivant les individus et suivant les cas; il y a diverses sortes de langues (yévŋ yλwoswv) I Cor. XII, 10. 28; on peut penser que, comme les langues parlées par les divers peuples, les manifestations glossolaliques de Corinthe présentaient des différences de forme et d'apparence verbale.

Ces caractères du « parler en langues » corinthien se retrouvent dans des cas modernes, dont quelques-uns ont été décrits en grand détail et étudiés de près. Pourvu que l'on prenne certaines précautions, il est légitime de demander à ces observations contemporaines des renseignements supplémentaires sur la glossolalie corinthienne et notamment sur ses conditions psychologiques.

Des faits de glossolalie religieuse se produisent depuis plusieurs années en Allemagne et dans les pays scandinaves dans des assemblées piétistes qui ont subi fortement certaines influences américaines. On y aspire à reproduire tous les charismes de l'Église primitive : ce «< réveil >> s'intitule Pfingstbewegung « mouvement de la Pentecôte ». Bien que ses adeptes se soucient peu des psychologues, beaucoup de faits intéressants ont déjà été recueillis1.

1) Pour la bibliographie voir Lombard, op. cit.

Mais les cas les plus instructifs sont, naturellement, les glossolalies isolées plus faciles à observer en détail. Ici il ne s'agit pas toujours d'un parler en langues d'inspiration chrétienne.

Le cas le plus important, parce que le mieux décrit, est celui de Mile Smith, le médium étudié par M. Flournoy'; elle prononce en transe plusieurs phrases en des langues inconnues, dont l'une présente dans sa forme des ressemblances frappantes avec le sanscrit, tandis que les autres sont censées être les idiomes parlés sur Mars, sur Uranus, et sur d'autres planètes habitées.

C'est de ces cas contemporains soigneusement étudiés qu'il faut partir pour comprendre le mécanisme psychologique du parler en langues de Corinthe, et, pour assigner à la glossolalie, telle que nous l'avons sommairement décrite, sa place parmi les phénomènes très variés d'automatisme vocal qui vont s'échelonnant depuis les cris et soupirs inarticulés jusqu'à ces suites compliquées de mots tout neufs employés de façon conséquente, à ces « glossopoièses, dont le martien de Mlle Smith est le plus bel exemple.

Dans le chapitre qu'il consacre spécialement à l'explication psychologique des faits qu'il étudie, M. Lombard se place successivement à trois points de vue différents; il consulte l'une après l'autre la psychologie des foules, la psychologie du langage, la psychologie de la religion. Il admet que « la glossolalie devient épidémique au même titre que tout geste et tout acte de participation suggérés à une assemblée ou à un conventicule suffisamment unifiés ». Mais cela ne fait que reculer le problème aux individus qui servent d'initiateurs. La psychologie du langage nous fait faire un pas de plus les automatismes vocaux sont toujours la manifestation d'un état affectif intense. « Prédominance des facteurs émotifs telle est la caractéristique soit des recommencements du langage dans la première enfance, soit des survivances de cette phase infantile dans notre parler d'hommes adultes et civilisés ». De même << le pseudo-langage comme tel a des analogies enfantines* ».

Or la psychologie de la religion nous amène à voir dans l'émotion ce qu'il y a de plus profond dans l'expérience religieuse. « La religion est par excellence le domaine des contrastes >>. Le mot célèbre de Goethe,

1) Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie. Paris et Genève, 1900 (les nouvelles éditions sont conformes à la première). Nouvelles observations sur un cas...., Arch. de psychologie, I. Genève, 1902.

2) Lombard, op. cit., p. 112, 126, 127.

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devise de toutes les grandes passions humaines : « Himmelhoch jauchzend zum Tode betrübt! » n'apparait jamais plus vrai qu'en présence des manifestations, si contradictoires et pourtant si unes, de l'enthousiasme religieux'.>

En somme, M. Lombard voit dans la glossolalie quelque chose du même ordre que ces suites de mots incoordonnés, et parfois sans signification aucune, qu'une mère prodigue à son dernier-né, ou que de jeunes amoureux échangent sans se lasser. A un sentiment nouveau il semble que doivent correspondre des expressions nouvelles, à une transformation de l'être intérieur un bouleversement dans la façon dont il se manifeste.

Telle est, dans sa substance, l'explication psychologique que M. Lombard propose. Je vais chercher à faire voir pourquoi, toute riche qu'elle est, elle me paraît incomplète.

<< Tout ce qu'on peut espérer dans cet ordre de questions, écrit M. Lombard en terminant celui de ses chapitres qu'il consacre à la psychologie, — c'est d'arriver à montrer comment les caractères spéciaux d'un phénomène se rattachent à d'autres caractères plus généraux2. » Cela, assurément, M. Lombard l'a fait et avec une admirable richesse d'information, mais peut-être, même dans cet ordre de questions, était-il possible de faire mieux encore. La glossolalie de Mlle Smith est beaucoup plus complètement expliquée par M. Flournoy, que celle des Corinthiens ne l'est par M. Lombard; cela ne tient pas seulement à la pauvreté des documents dont celui-ci dispose, cela tient surtout à ce qu'il a négligé à mon avis une circonstance extrêmement importante, toujours présente, selon moi, dans les cas de glossolalie et qui en est vraiment la condition nécessaire le désir du sujet, qui se représente comme une fin à atteindre cette production d'un idiome différent de celui qu'il parle habituellement.

Toute l'élaboration du pseudo-langage hindou et des langues astrales de Mlle Smith est dirigée par le désir qu'elle a de répondre d'abord aux vœux de ses admirateurs, ensuite aux objections des psychologues qui l'étudient. Chacun des progrès que l'on peut noter dans ces automatismes linguistiques succède, à quelques mois de distance, à des souhaits, parfois très précis, formulés dans son entourage.

Le 6 mars 1895, au cours d'une vision hindoue, elle prononce deux

1) Op. cit., p. 147.

2) Ibid., p. 157.

mots d'allure sanscrite qui provoquent chez toutes les personnes présentes une «< vive curiosité et le désir d'obtenir de plus longs fragments1». Le 15 septembre (six mois après) le langage hindou fait explosion.

Quand au « martien », la première vision de la planète Mars est donnée comme une réponse au désir d'un des assistants; la table chargée de l'expliquer épelle: « Lemaître, ce que tu désirais tant. >> Cela se passe le 25 novembre 1894. Mais la langue elle-même, qui corrige une invraisemblance remarquée depuis longtemps sans doute (les Martiens du début parlaient français), n'apparait que le 2 février 1896. On essaie en vain d'obtenir une traduction; ce n'est encore qu'un pseudo-langage sans signification. Le 22 septembre 1896 (sept mois et demi après) vient une vraie phrase.

Le 13 février 1898 M. Flournoy expose à Léopold2 (une seconde personnalité de Mlle Smith) toutes les raisons qu'il a de douter que le martien soit autre chose qu'un décalque du français, auquel il ressemble trop, par sa phonétique, par sa syntaxe, par son écriture et à bien d'autres points de vue encore. Le 2 novembre 1898 (huit mois et demi après) apparaît un tout autre idiome, profondément différent et du français et du martien l'ultra-martien.

Chaque création linguistique paraît ainsi déclanchée par un désir précis; une incubation de durée variable (de six mois à huit mois et demi) est nécessaire à l'apparition de la langue.

Dans les cas de glossolalie religieuse recueillis par M. Lombard, il en est plusieurs où ce désir et cette période d'attente sont expressément mentionnés. Un pasteur norwégien, M. Barrat raconte ainsi ce qui lui est arrivé : « J'entendis parler (au cours d'un séjour aux États-Unis) d'un grand réveil à Los Angeles en Californie et je compris qu'il était nécessaire de recevoir la puissance communiquée aux disciples de la Pentecôte.. J'espérais obtenir le don de langues de feu, afin de pouvoir parler diverses langues. Je dus attendre cinq semaines1».

De même un des leaders du « mouvement de la Pentecôte » en Allemagne, le pasteur Paul écrit : « J'en vins à avoir faim et soif de parler ces langues, ce désir était d'une intensité telle que je ne puis l'exprimer. »> Mais le parler en langues n'apparut qu'au bout d'un laps de temps que

1) Flournoy, Des Indes..., p. 263. Pour ce qui suit, voir p. 294, 141, 156, 246.

2) Le 16 octobre il refait la même démonstration à Mile Smith. 3) Lombard, p. 113.

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