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il y avait une solidarité complète dans les intérêts de l'Europe, de la Porte et des populations insurgées, afin de mettre un terme à une lutte ruineuse et sanglante et d'en prévenir le retour par des réformes sérieuses et des améliorations efficaces de nature à concilier les besoins réels du pays avec les légitimes exigences de l'autorité.

Tel est en peu de mots l'historique de l'action exercée par les Puissances depuis que l'insurrection a éclaté.

Les Cabinets ont été, jusqu'à ce jour, guidés surtout par le désir d'éviter tout ce qui eût pu être interprété comme une ingérence prématurée de l'Europe. Dans cet ordre d'idées tous les Cabinets se sont bornés à conseiller au Gouvernement du Sultan de ne pas s'en tenir aux seules mesures militaires, mais de s'attacher à combattre le mal par des moyens moraux destinés à prévenir des perturbations futures.

En agissant ainsi, les Cabinets avaient en vue de fournir à la Sublime Porte l'appui moral dont elle avait besoin et de lui donner en outre le temps de pacifier les esprits dans les provinces soulevées, espérant que tout danger d'une complication ultérieure se touverait ainsi écarté.

Malheureusement leurs espérances ont été déçues. D'un côté, les réformes publiées par la Porte ne semblent pas avoir eu en vue l'apaisement des populations de provinces insurgées, ni être suffisantes pour atteindre ce but essentiel. De l'autre, les armes turques n'ont pas réussi à mettre fin à l'insurrection.

Dans ces circonstances, nous croyons que le moment est venu pour les Puissances de convenir d'une marche à suivre en commun, afin d'empêcher que le mouvement, en se prolongeant, ne finisse par compromettre la paix de l'Europe.

De même que les autres Puissances, nous avons applaudi aux bienveillantes intentions qui ont inspiré les récents manifestes du Sultan. L'Iradé du 2 octobre et le Firman du 12*) décembre contiennent une série de principes destinés à introduire des réformes dans l'organisation de l'Empire ottoman. Il y a lieu de croire que ces principes, s'ils sont traduits en dispositions législatives sagement conçues et si surtout leur mise en pratique correspond pleinement aux vues éclairées qui les ont dictés, apporteront de sérieuses améliorations dans l'administration de la Turquie.

Nous ne pouvons nous dissimuler toutefois que les réformes annoncées ne sauraient, à elles seules, avoir pour effet d'arrêter, même momentanément, l'effusion du sang dans l'Herzégovine et la Bosnie, ni à plus forte raison d'asseoir sur des bases solides le repos futur de ces parties du territoire ottoman.

En effet, si l'on examine le contenu de l'Iradé du 2 octobre et du Firman du 12 décembre, on ne peut s'empêcher de reconnaître que la Sublime Porte semble s'être préoccupée bien plus de principes généraux qui, lorsqu'ils auront été précisés, pourront servir de bases à l'administration de l'Empire, que de la pacification des provinces aujourd'hui soulevées. Or, il est de l'intérêt du Gouvernement ottoman que la pacification

*) V. Oesterr. Rothbuch 1878, p. 150.

soit assurée avant tout, car tant qu'elle ne sera pas obtenue, il serait impossible de mettre en vigueur les principes même que la Porte a proclamés. D'un autre côté, l'état d'anarchie qui sévit dans les provinces nordouest de la Turquie n'implique pas seulement des difficultés pour la Sublime Porte, il recèle aussi de graves dangers pour la paix générale et les divers États européens ne sauraient voir d'un oeil indifférent se perpétuer et s'aggraver une situation qui, dès à présent, pèse lourdement sur le commerce et l'industrie et qui, en ébranlant chaque jour davantage la confiance du public dans la conservation de la paix, tend à compromettre tous les intérêts. Aussi croyons nous remplir un devoir impérieux en appelant la sérieuse attention des Puissances garantes sur la nécessité de recommander à la Sublime Porte de compléter son action par telles mesures qui paraissent indispensables pour rétablir l'ordre et la tranquillité dans les provinces ravagées en ce moment par le fléau de la guerre civile.

A la suite d'un échange confidentiel d'idées qui a lieu entre nous et les Cabinets de St. Pétersbourg et de Berlin, il a été reconnu que ces mesures doivent être recherchées dans une double direction: d'abord sur le terrain moral et en second lieu sur le terrain matériel.

En effet, l'état matériel même des habitants chrétiens de la Bosnie et de l'Herzégovine est dû, en dernière analyse, à leur position sociale et morale. En examinant les causes fondamentales de la situation pénible où l'Herzégovine et la Bosnie se débattent depuis tant d'années, on est frappé tout d'abord des sentiments d'inimitié et de rancune qui animent les habitants chrétiens et mohammétans les uns contre les autres. C'est cette disposition des esprits qui a rendu impossible à nos délégués de persuader aux chrétiens que les autorités turques pouvaient avoir la volonté sincère de redresser leurs griefs. Il n'est peut-être pas de contrée dans la Turquie d'Europe où l'antagonisme qui existe entre la Croix et le Croissant prenne des formes aussi acerbes. Cette haine fanatique et cette méfiance doivent être attribuées au voisinage de peuples de même race jouissant de la plénitude de cette liberté religieuse dont les chrétiens de l'Herzégovine et de la Bosnie se voient privés. La comparaison incessante fait qu'ils ont le sentiment d'être courbés sous le joug d'une véritale servitude, que le nom même de raïa semble les placer dans une position moralement inférieure à celle de leurs voisins, qu'en un mot ils se sentent esclaves.

Plus d'une fois, l'Europe a eu à se préoccuper de leurs plaintes et de moyens d'y mettre un terme. Le Hatt-i-Houmaïoun de 1856*) est un des fruits de la sollicitude des Puissances. Mais aux termes même de cet acte, la liberté des cultes est encore limitée par des clauses qui, surtout en Bosnie et dans l'Herzégovine, sont maintenues avec une rigueur qui chaque année provoquait de nouveaux conflits. La construction des édifices consacrés au culte et à l'enseignement, l'usage des cloches, la constitution de communautés religieuses se trouvent encore assujettis dans ces provinces à des entraves qui apparaissent aux chrétiens comme autant de souvenirs toujours vivaces de la guerre de conquête, qui ne leur font voir dans les

*) V. N. R. G. XV. 508.

musulmans que des ennemis de leur foi et perpétuent en eux l'impression qu'ils vivent sous le joug d'un esclavage qu'on a le droit et le devoir de secouer.

Le dernier Firman touche bien ce point de la liberté de religion ainsi que l'avaient déjà fait du reste le Hattichérif de 1839*), le Hatt-i-Houmaïoun de 1856 et d'autres actes émanés de la Sublime Porte. Il confirme les pouvoirs dont sont investis les patriarches et autres chefs spirituels pour les affaires de leurs communautés respectives et pour le libre exercice de leurs cultes; mais il leur assigne >pour limites les droits et autorisations qui leur ont été octroyés. Il promit aussi des facilités pour la construction des églises et des écoles, promesse qui a été plus d'une fois consignée dans des documents officiels, mais qui ne saurait tranquilliser parce que sa réalisation dépend des autorités provinciales qui, subissant la pression locale, ne pourront même les mettre à exécution, à moins que le principe ne soit hautement proclamé.

Le Firman qui vient d'être promulgué ne dépasse donc point la mesure de ce qui a été accordé par le Hatt-i-Houmaïoun, lequel, ainsi que je l'ai fait ressortir plus haut, entoure la liberté religieuse de restrictions qui, dans le cours de ces dernières années, ont provoqué de nombreux conflits. Rétrécies, comme elles le sont, les concessions dont il s'agit ont toujours été insuffisantes pour contenter les chrétiens. A plus forte raison en sera-t-il ainsi aujourd'hui, après les évènements qui sont venu ensanglanter le pays et qui n'ont fait qu'envenimer l'antagonisme qui sépare les deux croyances. Une fois l'insurrection étouffée, l'élément mohammétan se considérant comme vainqueur, cherchera sans doute à.se venger sur les chrétiens des pertes qu'une lutte aussi violente lui a fait subir. Un état de choses qui rende possible la coëxistence des populations qui viennent de se combattre avec tant d'acharnement ne pourra donc être assuré que si la religion chrétienne est placée en droit et en fait sur un pied d'égalité complète avec l'islamisme, que si elle est hautement reconnue et respectée, et non pas tolérée comme elle l'est aujourd'hui. C'est pourquoi les Puissances garantes doivent, selon nous, non seulement demander à la Porte, mais obtenir d'elle, comme première et principale concession, une liberté religieuse pleine et entière.

L'égalité devant la loi est un principe explicitement proclamé dans le Hatt-i-Houmaïoun et consacré par la législation. C'est sans doute pour cette raison que les actes récents du Sultan ont omis d'en faire mention.

Mais, tout en étant obligatoire en droit, ce principe n'est pas encore généralement appliqué dans tout l'Empire. De fait, le témoignage des chretiens contre les musulmans est accueilli par les tribunaux de Constantinople et de la plupart des autres grandes villes, mais dans quelques provinces éloignées, telles que l'Herzégovine et la Bosnie, les juges se refusent à en connaître la validité. Il importerait donc de prendre des mesures pratiques pour qu'à l'avenir les chrétiens n'aient pas à redouter des dénis de justice.

Un autre point qui apelle un remède urgent, c'est le fermage des *) V. State Papers, XXXI 1239.

contributions. Déjà le Hattichérif de 1839, en parlant de ce système, s'exprimait dans les termes suivants:

>Un usage funeste subsiste encore, quoiqu'il ne puisse avoir que des conséquences désastreuses: c'est celui des concessions vénales connues sous le nom d'iltizam. Dans ce système, l'administration civile et financière d'une localité est livrée à l'arbitraire d'un seul homme, c'est-à-dire, quelquefois à la main de fer des passions les plus violentes et les plus cupides<. Et le Hatt-i-Houmaïoun de 1856 porte ce qui suit: »On avisera aux moyens les plus prompts et les plus énergiques de corriger les abus dans la perception des impôts, notamment des dimes. Le système de la perception directe sera, successivement et aussitôt que faire se pourra substitué au régime des formes dans toutes les branches des revenus de l'État«. Malgré ces déclarations formelles, le système du fermage est debout encore dans toute son étendue.

Aujourd'hui la Sublime Porte fait entrevoir des réformes dans cette direction, mais sans rien préciser. Le Firman du 12 décembre qualifie de nouveau d'anormal le régime de perception des contributions actuellement en vigueur. Il ordonne de rechercher un mode d'unification des impôts. Il prescrit encore de prendre des mesures pour prévenir l'arbitraire dans la perception de la dime par l'intermédiaire des fermiers «; mais il n'abolit pas le fermage.

Si l'on veut donc enlever à l'insurrection un aliment essentiel et incessant, l'un des points qu'il faut demander à la Porte, c'est qu'elle émette la déclaration nette et catégorique que le régime du fermage des contributions est supprimé, non seulement de droit, mais de fait, pour la Bosnie et l'Herzégovine, et il faut que cette mesure reçoive une application immédiate.

Une des causes qui aggravent encore le fardeau, matériellement déjà si lourd, des impôts en Bosnie et dans l'Herzégovine, c'est que les habitants se croient exploités financièrement au profit du centre. Ils ont la conviction que le rendement des contributions n'est point consacré à subvenir aux nécessités de la province elle-même, mais que le total des sommes recueillies est immédiatement dirigé sur Constantinople, pour être employé à l'usage du Gouvernement central.

Il serait donc nécessaire d'alléger moralement le poids des charges que la province a à supporter, en obtenant que, sans préjudice de ce qu'exigent les dépenses de l'Empire, une partie du produit des taxes payées par la province soit réservée à des destinations profitables à ses propres intérêts.

Dans ce but, la Porte devrait déclarer que le revenu des contributions indirectes serait, comme par le passé, affecté aux besoins de l'Empire tout entier, mais que les fonds provenant des contributions directes resteraient dans la province et seraient exclusivement appliqués dans son intérêt à féconder ses ressources et à augmenter son bien-être.

L'exécution de cette disposition devrait être placée sous le contrôle de la commission élective dont il va être question dans le cours de ce travail.

La triste condition des chrétiens de la Bosnie et de l'Herzégovine tient en grande partie à la nature des rapports qui existent entre la population des campagnes et les propriétaires fonciers. Les difficultés agraires ont toujours eu un caractère tout particulier d'aigreur dans les pays où la classe des propriétaires diffère, soit par la religion soit par la nationalité, de la masse des cultivateurs. On n'a que trop d'exemples des luttes passionnées, qui ont été la conséquence d'une situation pareille.

Dans les provinces dont nous nous occupons, la presque totalité des terres qui n'appartiennent pas à l'Etat ou aux mosquées se trouve entre les mains des musulmans, tandis que la classe agricole se compose de chrétiens des deux rites. La question agraire s'y complique donc de l'antagonisme religieux.

Après la répression de la dernière insurrection des beys de Bosnie en 1851, le servage a été aboli; mais ainsi qu'il arrive souvent en pareil cas, cette mesure, au lieu d'alléger la condition des paysans n'a fait que l'aggraver. Ils ne sont plus traités par ceux-ci avec les mêmes ménagements qu'autrefois. Aujourd'hui il n'y a plus en présence que deux intérêts et deux religions antagonistes. A partir du moment où la disparation du régime féodal est venu transformer les anciens serfs en fermiers ou métayers, les pratiques excessives des propriétaires ont provoqué de nombreux soulèvements partiels ou généraux. Un mouvement de ce genre ayant éclaté en 1858 dans le nord de la Bosnie, la Porte s'est trouvée amenée à s'occuper des contestations qui y avaient donné lieu. Des délégués des deux parties furent mandés à Constantinople et après de longs pourparlers dans lesquels l'intercession officieuse de l'Internonce de Sa Majesté l'Empereur et Roi eut sa part, un Firman du Sultan fut obtenu dont les dispositions semblèrent à cette époque propres à concilier assez heureusement les intérêts des agriculteurs avec ceux des propriétaires fonciers. Toutefois, ce Firman n'a jamais été mis en vigueur. Il y aurait lieu d'examiner si quelques-unes des dispositions de ce document ne pourraient pas aujourd'hui encore servir de point de départ à un arrangement équitable, apte à améliorer la condition de la population rurale, ou s'il conviendrait de faire intervenir le trésor public pour faciliter l'exécution des mesures à prendre dans ce but, à l'instar de ce qui a eu lieu, il y a une vingtaine d'années, en Bulgarie où les charges foncières ont été rachetées au moyen de l'émission de titres publics dits sekims. Nous sentons que la tâche est difficile et que son accomplissement ne saurait être l'oeuvre d'un jour; mais nous croyons qu'il est important d'y travailler, afin d'améliorer le sort de la population rurale dans la Bosnie et l'Herzégovine, et de fermer ainsi une des plaies béantes de l'état social de ces provinces. Il ne nous paraîtrait pas impossible de trouver une combinaison qui permit graduellement aux paysans de se rendre acquéreurs, à des conditions peu onéreuses, de parcelles de terrains incultes que l'État mettrait en vente. Tout en continuant, s'ils le désiraient, à cultiver à titre de fermiers les propriétés de de leurs compatriotes musulmans, ils arriveraient successivement à posséder eux-mêmes un petit immeuble qui leur assurerait une certaine indépendance et les mettrait à l'abri de leurs exactions.

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