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UNE LÉGENDE RELIGIEUSE DU MOYEN-AGE

<< LE ROMAN DE SAINT FANUEL »'

La légende qu'on se propose d'étudier ici, est une des plus singulières que le moyen âge nous ait laissées; sa singularité est même telle que, déjà au XIIIe siècle, elle a scandalisé des âmes pieuses'. Cependant, elle mérite l'attention pour d'autres raisons que sa singularité : certains épisodes ont une incontestable valeur poétique et, ainsi qu'on essayera de le montrer dans les pages qui suivent, l'ensemble présente de l'intérêt pour les études comparatives. Si, jadis, la légende a scandalisé les uns, elle a probablement édifié les autres : le fait que notre récit se trouve dans un assez grand nombre de manuscrits semble indiquer que bien des gens l'ont pris au sérieux et qu'on y a vu une glorification de la Vierge Marie, à laquelle la légende attribue une origine merveilleuse.

Il n'en est pas de notre légende comme de tant d'autres récits apocryphes en vogue au moyen âge, qui ont été rédigés d'abord en latin, puis traduits ou développés dans les langues vulgaires le Roman de saint Fanuel n'existe qu'en français, dans une rédaction versifiée. Une autre particularité de la légende est qu'on ne la rencontre jamais isolée; le plus souvent, on la trouve insérée, comme premier épisode, dans une

1) Cet article nous avait été envoyé dans les derniers jours d'octobre mais les épreuves n'en ont pas été corrigées par l'auteur, car M. Gédéon Huet est décédé le 11 novembre. Nous consacrerons, dans notre prochain numéro, une notice bio-bibliographique à ce très cher et très ancien collaborateur de la Revue de l'Histoire des Religions. [N. de la R.].

un

2) Dans un manuscrit de la Conception Nostre Dame de Wace un copiste a interpolé les vers que voici Celles et cil soient confondu Qui croient romans qui fu Qui dist que de flours iert venue Sainte Anne et engenue (cité dans l'ouvrage de Chabaneau que nous mentionnerons plus loin, p. v-vi, dans la note).

compilation de récits en vers, empruntés aux Évangiles canoniques et apocryphes, qui se trouve dans des rédactions divergentes, dans un grand nombre de manuscrits; la légende a été interpolée également dans la Conception Nostre Dame, de Wace. A-t-elle fait, dès l'abord, partie intégrante de la compilation dans laquelle on la trouve si souvent insérée, ou a-t-elle primitivement existé à part? Il est difficile de le décider et la question n'a pas grande importance pour la présente recherche, qui traite uniquement de la légende considérée en elle-même.

A notre connaissance, la légende se rencontre dans les manuscrits que voici :

A. Bibliothèque de Montpellier n° 350 publié par Camille Chabaneau, Revue des langues romanes, 3o série, t. XIV (1885); tirage à part, sous le titre, le Roman de saint Fanuel, Paris, Maisonneuve, 1889, in 8. Nous citons d'après le tirage à part.

B. Bibliothèque de Berne, no 634. Courte analyse en latin par J. R. Sinner, Catalogus codicum mss, bibliothecae Bernensis, Bernae, 1772, III, 387-388,

C. Bibliothèque de Grenoble, no 1137.

D. Bibliothèque de Donaueschingen n° 170, publié par J.von Lassberg, en 1842, à la suite de Ein schön alt Lied von Grave Fritz von Solve.

E. Fitzwilliam Museum de Cambridge, 20 fl. Comp. P. Meyer, dans Romania, XXV, 546.

F. Bibliothèque nationale, franç.. 2815.

G. Bibliothèque nationale nouv. acquis. franç. 10036.

H. British Museum, addit. 15606; publié par R. Reinach, Archiv für das Studium der neuren Sprachen, LXVII, 263.

De ces manuscrits, j'ai pu consulter personnellement C, F, G; j'ai connu par les éditions A et II; l'analyse de Sinner m'a fourni quelques indications sur B. Il m'a semblé que ces secours étaient suffisants pour tenter avec quelque exactitude, une analyse du récit, malgré l'état singulièrement flottant du texte. C'est cette analyse que nous allons donner d'abord.

Si vous voulez que je vous dise de Dieu et de Sainte Marie, faites paix,

écoutez moi je vous dirai, si vous voulez, comment le roi Jésus naquit et qui engendra sa mère et comment fut « portée » Sainte Anne, qui ne fut pas engendrée par un homme, mais par le fait d'essuyer un couteau sur la cuisse de saint Fanuel, qui porta sainte Anne aussi longuement qu'une mère porte son enfant (v. 29-40).

Saint Abraham eut un verger, on dit encore « Jardin d'Abraham » (Ort Abraham) dans la terre de Jérusalem. Dans ce verger, il y avait un jeune arbre' qui était très beau; sur cet arbre, il y avait une fleur, nul ne pouvait en décrire la couleur ni en dire la beauté; chaque jour un ange y venait et se posait sur la fleur. Dieu y avait fait apporter l'arbre par un ange du Paradis il savait bien qu'un jour son corps y serait suspendu. Ce fut l'arbre [dont le fruit fut] défendu à Adam; il en mangea par son péché ; pour cela Dieu fit arracher l'arbre et l'envoya, mille ans après la chute2, à Saint Abraham, que Dieu eut bien cher; celui-ci le planta dans son verger. Quand Abraham eut planté l'arbre, il entendit une voix qui l'étonna tellement qu'il tomba par terre; puis Dieu lui apparut et lui dit : « je serai crucifié sur cet arbre; et de cette fleur naîtra un chevalier qui portera la mère de la pucelle dont Jésus-Christ fera sa servante. » Saint Abraham demandant comment un chevalier pouvait naître d'une fleur, Dieu lui répondit : « Pour le moment tu n'en sauras pas davantage, je retourne au Ciel; tu le sauras plus tard, quand l'enfant sera né. » (v. 40105).

Saint Abraham eut une fille, jeune et belle, âgée de douze ans; chaque jour, dès qu'elle se fut levée, elle alla se promener dans ce verger. Un jour, elle s'approcha de l'arbre et en cueillit la fleur, qui avait un tel parfum que la jeune fille en devint enceinte. Dès que la mère eut appris l'état de sa fille, elle la conduisit dans sa chambre et lui reprocha d'avoir déshonoré sa famille, elle la fille d'un « vaillant comte ». (V. 135). « D'après la loi, ajouta-t-elle, si une femme a un enfant sans être mariée, elle doit être lapidée. » La jeune fille affirma qu'elle était vierge et qu'elle était prête à le prouver en subissant l'épreuve du feu, vêtue seulement de sa chemise. La mère avertit le père, et les parents s'efforcèrent de tenir la chose secrète. Mais Dieu ne voulut pas qu'il en fût ainsi : deux femmes de chambre, bavardes de nature, allèrent partout, racontant que la fille d'Abraham était grosse. Les juifs ordonnèrent à saint Abraham de faire venir sa fille. (V. 106-197).

La jeune fille parut, affirmant que Dieu la protégeait. On empila le bûcher; elle se dévêtit, ne gardant sur elle qu'une chemise. Après avoir

1) Littéralement « arbre greffé » (ente).

2) V. 65, je lis avec C et G Mil ans après ce mangement.

3) Entre les vv. 158-159 de A, le ms. F insère 28 vers où la jeune fille donne à sa mère des explications sur sa grossesse; ce passage a tout l'air d'une interpolation.

prié Dieu, elle entra dans le feu. Sa mère voulut s'élancer après elle, mais Abraham la retint. Les juifs, qui avaient allumé le feu, furent joyeux de la douleur des parents; mais ils eurent tort; on ne doit jamais se réjouir de la douleur des autres. Eux, ils furent brûlés dans ce jugement [de Dieu], quant à la jeune fille, qui était en chemise, pas un fil de son vêtement ne fut endommagé; Dieu la couvrit de fleurs de maintes couleurs. Jusqu'à ce jour il n'y avait pas eu de roses : les premières roses qui furent parurent sur cette vierge. Les étincelles et la flamme qui volaient sur la dame devinrent des oiseaux qui chantaient doucement. Il n'y eut tison embrasé qui ne devînt rose de rosier, fleur de lis et d'églantier. Le feu s'éteignit; toute la parenté de la jeune fille en fut heureuse; sa mère la prit et la baisa. Jamais si beau jardin ne fut comme on en vit en ce lieu où le bûcher avait été allumé. Ce lieu fut appelé Champ Fleuri et il porte encore ce nom. Là Dieu tiendra son « parlement » quand il viendra juger les hommes. (198-342).

Voici le sens [allégorique] de ce feu les oiseaux signifient les anges qui sont devant Dieu, qui viendront à ce jugement et qui mèneront au Paradis ceux qui seront placés à sa droite; les juifs brûlés sont les pécheurs obstinés, qui ne veulent pas se confesser; les démons les saisiront devant Jésus, au Champ Fleuri, et les jetteront dans la fournaise. La vierge, signifie le Christ qui brisa les portes de l'Enfer et en retira Adam et ses enfants. (373-374)1.

Après [l'épreuve du feu] les parents de la jeune fille tinrent conseil et voulurent la marier à un homme riche, Baudouin de Niques, qui lui promettait un domaine de dix châteaux; mais la jeune fille refusa; elle ne voulut d'autre époux que celui qui avait créé les fleurs et l'avait délivrée du feu. Le jour voulu par Dieu, elle mit au monde l'enfant dont elle était enceinte la fleur devint un damoisel, noble et beau, qui reçut le nom de Fanuel, parce qu'il fut engendré d'une fleur. L'enfant grandit et Dieu l'affectionna tant qu'il devint roi et empereur. Saint Fanuel était très sage et très religieux; il allait souvent visiter les pauvres et les malades; il faisait vêtir ceux qui étaient nus, ensevelir les morts, héberger les gens sans asile. Il possédait des pommes, qui guérissaient les gens, quelle que fût leur maladie ou leur lèpre. (375-422)

Saint Fanuel était un jour dans son palais, couché sur une couverture de lit en soie. Il appela son sénéchal et se fit apporter des pommes qu'il voulait distribuer aux malades. Le sénéchal donna à saint Fanuel trois pommes et un couteau. Le roi les prit, et coupa les pommes en morceaux, qu'il distribua à ses malades. Après avoir taillé les pommes, il vit que son couteau était mouilé de la sève; il l'essuia à sa cuisse. La cuisse engrossa

1) Cette explication allégorique manque dans le manuscrit H.

2) Leçon du ms. A, confirmée par les autres mss.; les leçons fautives sont des altérations de Niques.

3) A, v. 401-403.

d'une gentille demoiselle.' Quand le roi vit cette merveille, il fit venir tous les médecins du pays; aucun d'eux, quelque savant qu'il fût, ne put expliquer la souffrance que l'empereur éprouvait dans sa cuisse. Le jour fixé par Dieu, il fut délivré d'une gentille demoiselle; ce fut sainte Anne, dont naquit la Mère du Christ. Quand le roi sut qu'il avait mis au monde une petite fille, il en eut honte; il appela un chevalier de sa suite, avec l'ordre de la porter dans une forêt et de l'y tuer sans retard'. Le chevalier exécuta cet ordre et voulut couper la tête à l'enfant, mais Dieu lui envoya un blanc pigeon coulon qui se mit sur son épaule et lui dit : « Ne tue pas cette entant, d'elle naîtra une vierge en laquelle Dieu prendra chair et sang, quand il descendra sur la terre ». Il épargna le nouveau-né; il trouva un grand nid de cygne, y mit l'enfant et s'en alla; puis il dit à son seigneur qu'il avait tué l'enfant; on n'en entendrait plus jamais parler. (423-506)

Dieu fut, par la suite, garde de l'enfant il le nourit par le moyen d'un beau cerf, dont les cornes étaient ornées de fleurs. Ce cerf gisait continuellement sous le nid, quand la fillette jetait un cri, il la nourrissait d'une des fleurs merveilleuses qui ornaient ses cornes, jusqu'au moment où elle s'endormait". Cela dura pendant dix ans. Un jour le roi alla chasser, accompagné de son sénéchal Joachim, de ses écuyers et de ses archers. Arrivés dans la forêt, ils aperçurent le cerf, les chiens furent découpés; le

1) Le poète veut dire : elle gonfla, devint grosse, de façon à mettre a monde [plus tard] une gentille demoiselle.

2) C'est-à-dire la grossesse, le gonflement de sa cuisse.

3) Leçon des manuscrits F et G, confirmée par les vv. 484, 490, 502, de la suite du récit dans le manuscrit de Montpellier.

4) Leçon de A : Un molt grand ni d'aigle; C F G : Un nid de cisne; H: Un nif sus chaigne; B aussi a un nid de cygne (d'après Sinner). Nous avons adopté « nid de cygne »>, cette leçon étant celle de quatre manuscrits. Le nid était placé sur un arbre, comme le montre la suite du récit; or, tout le monde sait que les cygnes ne font pas leurs nids sur des arbres; on est bien obligé de mettre cette incohérence sur le compte de l'auteur du « roman ».

5) Leçon de G (fol. 162 a)

Chascun jor est desoz le ni. Quant li enfes jetoit un cri, D'une des flors le rapaisoit. Tant que li enfes se rendormoit et de C. (fol. 7 b): Au pié de l'arbre se gisoit. Et quant li enfez s'esploroit, D'une des flors le repessoit. Les leçons de A, F, et H sont manifestement altérées; celle de F, la moins fautive (fol. 194 c), suppose un cerf (masculin) qui allaite! Dans H (v. 434-435, éd. Reinsch), il est en outre question d'un ange, qui nourrissait l'enfant avec de la manne.

6) Le ms. G développe poétiquement, à la suite de cette indication, ce que le ms. A (v. 521-522) et les autres manuscrits disent sèchement en deux vers. Nous reviendrons plus loin sur ce passage,

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