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Si Claude assimile cet embrasement des âmes à une peste, à une épidémie qui menace tout le monde civilisé, il se sert d'un langage qui, pour être violent, répond si bien aux préoccupations d'une politique conservatrice qu'il se retrouvera désormais sous la plume de plus d'un païen. Tacite semble bien avoir dans l'esprit la contagion d'un mal lorsqu'il écrit: Repressa in praesens exitiabilis superstitio rursum erumpebat, non modo per Judaeam, originem ejus mali, sed per urbem etiam...1 L'empereur Julien, écrivant à l'archiprêtre Théodore, parle des impies venus de Galilée « comme une maladie infectieuse », ὥσπερ τι νόσημα τῷ βίῳ 3. Rutilius déplore que la prise de Jérusalem par Titus, c'est-à-dire la dispersion des Juifs, ait permis à la peste, c'est-à-dire au christianisme, d'étendre sa contagion:

Latius excisae pestis contagia serpunt 3.

C'est donc avec un sens historique très sûr que Corneille nous montre la païenne Stratonice qualifiant ainsi le christianisme :

Une peste execrable à tous les gens de bien 4.

Et Renan lui-même, qui n'a jamais partagé les préjugés de Julien, de Rutilius ou de Stratonice, écrit ceci : « Comme une contagion qui, prenant son point de départ au fond de la Méditerranée, apparaît tout à coup sur un certain nombre de points du littoral par une correspondance secrète, le christianisme eut ses ports d'arrivage en quelque sorte désignés d'avance». Renan se souvenait des choléras de 1832, 1849, 1855, 1866, tous venus de l'Inde à travers l'Egypte, et, cherchant à caractériser la rapidité foudroyante de la propagande chrétienne, l'assimilait avec raison à une épidémie.

1. Annales, XV, 44.

2. Ed. Bidez, p. 155. Le copiste de la lettre n'a pas voulu terminer la phrase.

3. De reditu suo, I, 397.

4. Polyeucte, III, 783.

5. Origines, II, p. 284.

Des faits nouveaux que nous apporte la lettre de Claude, peut-on tirer quelques conclusions sur la valeur historique des plus anciennes traditions chrétiennes? Assurément, la littérature chrétienne qui nous reste, postérieure de trente ans au moins à la lettre de Claude, et qui nous est parvenue, à l'exception peut-être des grandes lettres de saint Paul, dans un état profondément remanié, nous instruit plutôt sur les sentiments et les croyances de la seconde et de la troisième génération; mais on y trouve assez d'annonces de ruines, de catastrophes imminentes, de révolutions qui doivent faire succéder à l'Empire romain un état de choses tout différent, pour que soient justifiées les craintes qu'inspirait à la police romaine, à l'empereur et aux princes juifs ses amis la prédication de la première génération chrétienne. L'esprit profondément novateur qui anime encore cette littérature n'est pas le fait de ceux qui l'ont rédigée, mais du passé proche dont elle a recueilli l'héritage; elle semble plutôt en avoir atténué le caractère, dans la pensée que le christianisme n'était, après tout, pas incompatible avec l'ordre de choses établi, que la réforme morale et religieuse pouvait s'accomplir sans bouleversement politique et social. Si les conservateurs romains ne s'y trompèrent pas, cela fait honneur à leur clairvoyance; s'ils crurent que des persécutions policières pouvaient avoir raison. du péril, cela prouve qu'ils se sont fait, comme tant d'autres après eux, une idée trop haute de l'efficacité des persécutions et de la police.

En somme, au début de notre ère, le monde juif est en proie à une fièvre intense. A part quelques conservateurs amis du prince, il n'y a que des agités. Mais les uns, à Jérusalem surtout, se replient sur eux-mêmes, s'exaltent dans une orthodoxie farouche, attendent la réalisation des promesses divines qui les font rèver de victoires sur les païens ce sont ceux qu'écraseront Vespasien et Titus, qui paieront de leur vie ou de leur liberté une tentative sans espoir. Les autres agités portent leur fièvre au dehors, dans le monde païen, brisent les

chaînes dont les enserre la Loi juive et préparent la conquête du monde antique non par les armes, mais par la propagande. -de cabaret en cabaret, comme dit Renan. C'est à ces derniers, appelés à l'emporter après trois siècles, que s'adresse la menace presque prophétique de Claude: « Je vous poursuivrai par tous les moyens en mon pouvoir, parce que je vois en vous les fauteurs d'une peste qui doit étendre ses ravages à tout l'uni

vers ».

Je ne me dissimule pas la gravité au moins apparente de mes conclusions. La tradition place la mort de Jésus vers l'an 30; six ou sept ans après, la prédication chrétienne commence à Antioche, à Alexandrie, à Rome; cinq ans plus tard, elle cause au pouvoir de graves inquiétudes; huit ans encore, et ce sera la première persécution. Renan avait donc encore plus raison qu'il ne le pensait lui-même lorsqu'il écrivait en 1868: « Quand on songe que dix ans après la mort de Jésus, sa religion a déjà un nom en langue grecque et en langue latine dans la capitale de la Syrie, on s'étonne des progrès accomplis en si peu de temps... L'activité, la fièvre d'idées qui se produisait dans cette jeune Eglise dut être quelque chose d'extraordinaire. » C'est là, en effet, ce que je crois avoir montré, et je me flatte que Renan, s'il était encore parmi nous, ne se contredirait pas lui-même en me donnant tort.

SALOMON REINACH.

Remarques sur l'explication de la Lettre de Claude »

et l'hypothèse de M. S. Reinach

L'interprétation proposée par M. Salomon Reinach est certainement ingénieuse et hardie. Elle me semble fort intéressante; mais, à la réflexion, j'ai le regret de ne pouvoir l'accepter, parce qu'elle me parait déborder de toutes parts les textes sur lesquels elle prétend se fonder et qu'elle fait trop large place à l'hypothèse invérifiable.

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Considérée, si je puis ainsi dire, à l'intérieur du document nouveau où elle prend son départ, elle s'y accroche à deux mots: νόσος et οἰκουμένη: si ces deux mots ne se trouvaient pas dans la lettre, je pense que M. Reinach n'aurait pas eu l'idée de son explication. Il entend le premier selon le sens le plus fort: non pas maladie, mais peste ou fléau; et il prend le second au sens courant: noixouμévn (yñ) la terre habitée, le monde entier, l'univers. A l'époque romaine, cela signifiait souvent l'Empire ( imò 'Papaious oixouuévn), mais cette acception ne se justifiait que par une exagération et une flatterie: on supposait que le reste du monde ne valait pas d'être compté. D'ailleurs, ce mot oixouuévn était déjà employé hyperboliquement dans le monde grec et judéo-hellénique. Quand un bon pétionnaire du temps de Ptolémée II ou de Ptolémée III dit au roi : Toi qui règnes sur toute la terre (σοῦ τῆς οἰκουμένης

1. Hérodien, 5, 2, 5. - Cf. Pap. Oxyr. VII, 1021 5, ann. 54, où Néron est qualifὁ δ ̓ ἀγαθὸς δαίμων τῆς οἰκουμένης, altente el espoir du monde (ὁ δὲ τῆς οἰκουμένης καὶ προσδοκηθεὶς καὶ ἐλπισθεὶς).

πάσης βασιλεύοντος), « toute la terre » ce n'est, en vérité, que le royaume lagide. Par une majoration du même genre, 1 Esdras, 2, 3, met dans la bouche de Cyrus l'affirmation que voici C'est moi que le Seigneur d'Israël, le Seigneur TrèsHaut a fait roi de la terre (Εμὲ ἀνέδειξε βασιλέα τῆς οἰκουμένης ὁ Κύριος τοῦ Ἰσραὴλ, Κύριος ὁ ὕψιστος). Et il n'est pas impossi ble que Luc, 2, 1, quand il parle d'un édit de César Auguste pour le recensement de l'univers entier (δόγμα παρὰ Καίσαρος Αὐγούτου ἀπογράφεσθαι πᾶσαν τὴν οἰκουμένην), ne voie aussi beau coup plus grand que nature. En tous cas, l'exagération du terme parait évidente en Actes, 11, 28, où nous lisons qu'un prophète, venu de Jérusalem à Antioche, «prédit par l'Esprit qu'il y aurait grande famine par toute la terre » (éq2 őλnv tùv οἰκουμένην).

Qu'est-ce à dire ? Rien d'autre que ceci, il est permis de ne point prendre oixcuusvn au pied de la lettre, même en l'enfermant dans son sens déjà restreint d'Empire romain, et il n'est pas a priori certain qu'en l'espèce le terme ait beaucoup plus de précision que notre « tout le monde », « tout le pays » et autre expression du même genre qui entend évoquer l'idée d'une étendue considérable, mais non définie.

1

Je trouve dans l'In Flaccum de Philon un passage qui n'est pas sans intérêt pour nous. Il s'agit du projet de dédicace à C. Caligula des synagogues juives d'Alexandrie, mis en avant, dans la grande ville, par les adversaires des Juifs, projet dont Philon nous assure que « peu s'en fallut qu'il ne remplit le monde entier de guerres civiles » (ἅπασαν ὀλίγου δεῖν φάναι τὴν οἰκουμένην ἐμφυλίων πολέμων ἐμπλήρωσεν). Le trouble produit à Alexandric par cette mesure véxatoire et sacrilège aurait gagné, pense-il, de proche en proche, les nomes d'Egypte, les confins de la Lybie et jusqu'aux peuples d'Occident. Et les malintentionnés en auraient pris prétexte partout pour maltraiter les Juifs, abolir leurs anciens usages et profaner leurs lieux

1. In Flac., 7 (Mangey, II, p. 524).

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